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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

ces choses-là personne n’avait prise ni autorité. Puis, quand il lui faut plaider pour sa vie, se conduit-il comme un homme qui a des enfants ? Comme un homme qui a une femme ? Non, mais comme un homme qui est seul. Et quand il lui faut boire le poison, comment se conduit-il ? Il pouvait sauver sa vie, et Criton lui disait : « Pars d’ici, pour l’amour de tes enfants. » Que lui répondit-il ? Voit-il là un bonheur inespéré ? Il examine ce qui est convenable, et il n’a ni un regard ni une pensée pour le reste. C’est qu’il ne voulait pas, comme il le dit, sauver son misérable corps, mais ce quelque chose qui grandit et se conserve par la justice, qui décroît et périt par l’injustice. Socrate ne se sauve pas par des moyens honteux, lui qui avait refusé de donner son vote, quand les Athéniens le lui commandaient[1], lui qui avait bravé les tyrans, lui qui disait de si belles choses sur la vertu et sur l’honnêteté. Un tel homme ne peut se sauver par des moyens honteux ; c’est la mort qui le sauve, et non pas la fuite. — « Mais que feront tes enfants ? » (lui dit-on.) — « Si je m’en allais en Thessalie, répond-il, vous prendriez soin d’eux. Eh bien ! n’y aura-t-il aucun de vous pour en prendre soin quand je serai parti pour les Enfers ? » Vois comme il adoucit l’idée de la mort, et comme il en plaisante. Si nous avions été à sa place, toi et moi, nous aurions prétendu doctoralement tout de suite, qu’il faut se venger de ceux qui vous ont fait du mal en leur rendant la pareille ; puis nous aurions ajouté : « Si je me sauve, je serai utile à bien des gens ; je ne le serai à personne, si je meurs. » Nous serions sortis par un trou, s’il l’avait fallu pour nous échapper. Mais comment aurions-nous été utiles à personne ? Aujourd’hui, que Socrate n’est plus, le souvenir de ce qu’il a dit ou fait avant de mourir n’est pas moins utile à l’humanité (que ne lui eût été sa vie même).

Voilà les principes, voilà les paroles qu’il te faut méditer. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une chose aussi importante que la liberté s’achète à si haut prix ? Pour la prétendue liberté, il y a des gens qui se pendent, et d’autres qui se précipitent de haut sur le sol ; il y a même des villes en-

  1. Il avait refusé de voter la mort des dix généraux après la bataille des îles Arginuses.