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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

qui il l’avait reçu, et à quelles conditions. Quant à ses vrais parents, les Dieux, et quant à sa véritable pairie, jamais il n’y aurait renoncé : jamais il n’aurait permis qu’un autre fût plus obéissant et plus soumis à ces Dieux ; et personne ne serait mort plus volontiers que lui pour cette patrie. Aussi, vois ce qu’il dit et ce qu’il écrit : « C’est pour cela, dit-il, ô Diogène, qu’il t’est possible de parler du ton que tu voudras au roi des Perses, ou à Archidamus, le roi de Lacédémone. » Est-ce parce qu’il était né de parents libres ? Mais alors ce serait comme fils d’esclaves que tous les Athéniens, tous les Lacédémoniens, tous les Corinthiens, ne pouvaient pas parler à ces rois du ton qu’ils voulaient, tremblaient devant eux, et les servaient. « Pourquoi donc cela m’est-il possible ? » dit-il. « Parce que je ne regarde pas mon corps comme à moi ; parce que je n’ai besoin de rien : parce que la loi est tout pour moi, et que rien autre ne m’est quelque chose. » Voilà ce qui lui donnait le moyen d’être libre.

Afin que tu ne dises pas que je te montre comme exemple un homme dégagé de tout lien social, un homme n’ayant ni femme, ni enfant, ni patrie, ni amis, ni parents, pour le faire plier ou dévier, prends-moi Socrate, et vois-le ayant une femme et des enfants, mais comme des choses qui n’étaient pas à lui ; ayant une patrie, mais dans la mesure où il le fallait, et avec les sentiments qu’il fallait ; ayant des amis, des parents, mais plaçant au-dessus d’eux tous la loi et l’obéissance à la loi. Aussi, quand il fallait aller à la guerre, il y partait le premier, et s’y épargnait au danger moins que personne ; mais, lorsque les tyrans lui ordonnèrent d’aller chez Léon, convaincu qu’il se déshonorerait en y allant, il ne se demanda même pas s’il irait[1]. Ne savait-il pas bien, en effet, qu’il lui faudrait toujours mourir, quand le moment en serait venu ? Que lui importait la vie ? C’était autre chose qu’il voulait sauver : non pas sa carcasse, mais sa loyauté et son honnêteté. Et sur

  1. Critias et les trente tyrans ordonnèrent à Socrate d’aller chercher Léon le Salaminien et de l’amener à Athènes, où ils voulaient le faire périr. Socrate refusa : par là il hasardait lui-même sa vie, et il eût été sans doute mis à mort si Thrasybule n’avait bientôt renversé les trente tyrans. (V. Xénophon, Mémorables, I, et Platon, Apologie, p. 17.