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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.


LI

Contre ceux qui, au théâtre, donnent des marques inconvenantes de faveur.

Un procurateur de l’Empire avait favorisé un histrion d’une manière inconvenante, et le public lui avait dit des injures ; il était venu alors raconter ces injures à Épictète, et il s’indignait contre ceux qui les lui avaient adressées. Qu’ont-ils fait de mal, lui dit celui-ci. Ils ont donné des marques de leur faveur, tout comme toi… Qui la multitude peut-elle imiter, si ce n’est vous qui êtes au-dessus d’elle ? Et, quand elle va au théâtre, sur qui a-t-elle les yeux, si ce n’est sur vous ? « Vois, dit-on, comme l’intendant de César regarde le spectacle ! Il a crié ! Je crierai donc, moi aussi. Il trépigne d’enthousiasme ! Je trépignerai donc aussi. Ses esclaves, assis à ses côtés, poussent des clameurs ! Moi, je n’ai pas d’esclaves ; je vais à moi seul, si je le puis, en pousser autant que tous. » Il te fallait savoir, quand tu es entré au théâtre, que tu y entrais pour servir de règle et d’exemple aux autres, sur la manière dont on doit regarder. Pourquoi donc t’ont-ils injurié ? parce que tout homme hait ce qui le contrarie. Ces gens voulaient qu’un tel fût couronné ; toi, tu voulais que ce fût un autre : ils te contrariaient, tu les contrariais. Tu t’es trouvé le plus fort ; ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire : ils ont injurié qui les contrariait. Que voudrais-tu donc ? que tu fisses ce que tu veux, et que ces gens ne pussent même pas dire ce qu’ils veulent ?…

Que conclure de là ? Que tu devais te dire, en arrivant au théâtre, non pas : « Il faut que Sophron soit couronné ; » mais : « J’aurai soin dans cette occasion que ma volonté soit conforme à la nature. Personne ne m’est plus cher que moi-même. Il serait donc ridicule de me nuire à moi-même, pour faire triompher l’un des comédiens. Quel est celui que je veux voir vainqueur ? Celui qui le sera. De cette façon celui qui vaincra sera toujours celui que j’aurai voulu. » — « Mais je veux, dis-tu, que la couronne soit à Sophron ! » Fais célébrer alors dans ta maison tous les jeux que tu voudras, et pro-