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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

et du même père ? N’avaient-ils pas été nourris ensemble ? N’avaient-ils pas vécu ensemble ? N’avaient-ils pas eu même table et même lit ? Ne s’étaient-ils pas embrassés plus d’une fois ? Si bien que celui qui les aurait vus se serait moqué des paradoxes des philosophes sur l’amitié. Et pourtant, quand la couronne se trouve entre eux deux, à la façon d’un morceau de viande, vois ce qu’ils disent :

Polynice. « Où seras-tu ? en avant des tours ?

Etéocle. « Pourquoi me le demandes-tu ?

Polynice. « J’y serai en face de toi, pour te tuer.

Etéocle. « Moi aussi, je suis possédé du même désir. »

Et ils adressent aux dieux des prières en harmonie avec leurs paroles.

Règle générale (ne vous y trompez pas), tout être doué de la vie n’a rien qui lui soit plus cher que son intérêt propre ; l’être vivant se porte infailliblement du côté où sont pour lui le moi et le mien : s’ils sont dans le corps, c’est le corps qui est la chose importante ; s’ils sont dans la faculté de juger et de vouloir, c’est elle ; s’ils sont dans les objets extérieurs, ce sont eux. Ce n’est que si mon moi est dans ma faculté de juger et de vouloir, que je puis être, comme il faut, ami, fils, ou père. Car mon intérêt alors sera de rester loyal, honnête, patient, tempérant, bienfaisant, et de m’acquitter de tous mes devoirs. Mais, si je place mon moi d’un côté et l’honnêteté de l’autre, c’est alors que se confirme le mot d’Épicure, qui prétend que l’honnête n’est rien ou n’est, s’il existe, que ce qu’estime le vulgaire.

N’examine donc pas, comme les autres hommes, si les gens sont nés du même père et de la même mère, s’ils ont été élevés ensemble, et par le même précepteur ; cherche seulement où ils placent leur bien, si c’est dans les choses extérieures, ou dans leur façon de juger et de vouloir. S’ils le placent dans les choses extérieures, dis qu’ils ne sont pas plus amis qu’ils ne sont sûrs, constants, courageux et libres ; dis même qu’ils ne sont pas des hommes, si tu es dans ton bon sens. Car ce ne sont pas des opinions d’homme que celles qui nous font nous attaquer et nous insulter les uns les autres, nous embusquer dans les endroits écartés, ou dans les places publiques, comme si c’étaient des montagnes, et mettre à nu devant les tribunaux des actions qui sont celles de brigands.