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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

dieux ! que tu commences par avouer que tu n’es pas un Sage. Que te manque-t-il en effet ? N’as-tu pas des sens ? N’apprécies-tu pas les représentations qui te viennent d’eux ? Pourquoi donc conviens-tu que tu n’es pas un Sage ? N’est-ce point, par Jupiter ! parce que bien souvent les représentations qui viennent de tes sens te mettent hors de toi, et te bouleversent ; parce que tu dis tantôt qu’une chose est bonne, tantôt qu’elle est mauvaise, tantôt qu’elle n’est ni l’une ni l’autre ? Eh bien ! en amitié ne changes-tu donc jamais ? Toi qui dis de la richesse, de la volupté, et de toutes les choses en général, tantôt qu’elles sont des biens, tantôt qu’elles sont des maux, ne dis-tu pas aussi du même individu tantôt qu’il est bon, tantôt qu’il est mauvais ? N’as-tu pas pour lui tantôt de l’affection, tantôt de la haine, tantôt des louanges, tantôt du blâme ? — Oui, c’est ce qui m’arrive. — Eh bien ! quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement ? — Non pas. — Et celui qui n’a pris quelqu’un que pour le quitter bientôt, crois-tu qu’il lui appartienne de cœur ? — Pas davantage. — Et celui qui tantôt vous accable d’injures, tantôt est en extase devant vous ? — Pas davantage.

N’as-tu jamais vu de petits chiens jouer ensemble, et se caresser si bien que tu disais : « Il n’y a pas d’amitié plus vive ? » Si tu veux pourtant savoir ce qu’est cette amitié, mets un morceau de viande entre eux, et tu verras. De même, mets entre ton fils et toi un lopin de terre, et tu verras que ton fils désirera vite t’enterrer, et que toi, tu souhaiteras vite sa mort. Et tu diras alors : « Quel fils j’ai élevé ! Il y a longtemps qu’il voudrait me porter en terre !» Même division pour une question de vanité. Et s’il y a un péril à courir, tu tiendras le langage du père d’Admète :

« Tu es heureux de voir la lumière ; crois-tu que ton père n’en soit pas heureux aussi ? Tu veux voir la lumière ; crois-tu que ton père ne le veuille pas aussi ? »

Crois-tu qu’Admète n’aimait pas son enfant, quand il était petit ? Crois-tu qu’il n’était pas inquiet lorsque son fils avait la fièvre ? Crois-tu qu’il n’avait pas dit bien des fois : « Plût aux dieux que ce fût moi qui eusse la fièvre ? » Puis, quand le moment est arrivé, tu vois ce que disent ces gens-là !

Étéocle et Polynice n’étaient-ils pas nés de la même mère