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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

rechercher la cause, de faire peu de cas de la simple apparence, de la tenir pour suspecte, d’examiner avec soin si elle est fondée, de trouver un moyen de jugement qui soit pour elle ce qu’a été l’invention de la balance pour les poids, l’invention du fil à plomb pour les lignes droites ou courbes. Voilà le commencement de la philosophie. N’y a-t-il donc pas ici un moyen de juger qui soit supérieur à l’apparence ? Eh ! comment se pourrait-il que ce qu’il y a de plus nécessaire à l’homme fût impossible à découvrir et à reconnaître ? Ce moyen existe donc. Pourquoi alors ne pas nous mettre à le chercher, à le trouver, pour nous en servir après l’avoir trouvé, sans plus nous tromper désormais, car nous n’étendrons même plus le doigt sans recourir à lui ? Or, ce moyen, le voici, je crois : — désormais nous ne partirons que de principes bien reconnus et bien déterminés, et nous commencerons par bien éclaircir nos notions premières avant de les appliquer aux faits particuliers[1].

Quel objet se présente donc à notre examen en ce moment ? Le plaisir. Applique-lui la règle ; mets-le dans la balance. Le bien doit-il être de nature à nous donner toute sécurité et à nous inspirer toute confiance ? — Nécessairement. — Or, peut-on être sûr de ce qui est instable ? — Non. — Le plaisir est-il stable ? — Non. — Enlève-le donc ; ôte-le de la balance ; jette-le loin de la place des vrais biens.

Si tu n’as pas la vue bonne, et si une seule balance ne te suffit pas, en voici une autre. A-t-on le droit d’être fier de ce qui est bien ? — Oui. — La présence du plaisir nous donne-t-elle donc le droit d’être fiers ? Prends garde de répondre qu’elle nous le donne ; sinon, je ne te croirai plus de droits à te servir de la balance. Voilà comme on apprécie et comme on pèse les choses, quand on s’est fait des règles de jugement. Philosopher n’est autre chose qu’examiner et consolider ces règles. Et appliquer celles qui sont reconnues est la tâche du sage[2].

  1. Comparer avec la méthode de Descartes.
  2. Cf. Manuel, lii.