Page:Manuel d’Épictète, trad. Guyau, 1875.djvu/181

Cette page a été validée par deux contributeurs.
107
EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

bliais ton rôle de frère, si tu devenais un ennemi au lieu d’un frère, crois-tu que ce ne serait pas là pour toi échanger avec perte une chose contre une autre ? Mais il faut peut-être que tu perdes ta bourse pour éprouver quelque dommage ; et il n’y a aucune autre chose dont la perte fasse tort à l’homme ! Si tu avais perdu tes connaissances en littérature ou en musique, tu croirais que c’est là une perte ; et, si tu perds ton honnêteté, ta modération, ta douceur, tu croiras que ce n’est rien ! Les premières, cependant, se perdent par des causes extérieures et indépendantes de notre libre arbitre, les autres par notre faute.

Fais attention que, si l’on rapporte tout à la bourse, ce n’est pas éprouver un dommage que de perdre même son nez. — « Si, dis-tu ; car c’est être mutilé. » — Et l’âme n’a-t-elle donc pas des qualités dont la possession est un avantage, dont la perte est un dommage ? — « De quelles qualités parles-tu ? » — Ne tenons-nous pas de la nature l’honnêteté[1]? — « Oui. » — La perdre n’est-ce donc pas éprouver un dommage ? N’est-ce pas être privé, dépouillé de quelque chose qui était à nous ? Ne tenons-nous pas encore de la nature la loyauté, l’amour, la charité, la patience à l’égard les uns des autres ? Et celui qui les laisse endommager en lui, n’éprouve-t-il donc ni tort ni dommage ?

– « Quoi donc ! ne nuirai-je pas à qui m’a nui ? » — Vois d’abord ce que c’est que de nuire, et rappelle-toi ce que tu as appris des philosophes. Si le bien, en effet, est dans notre façon de juger et de vouloir, et si le mal y est aussi, prends garde que tes paroles ne reviennent à ceci : « Comment ! cet autre s’est nui à lui-même en me faisant injustice, et je ne me nuirais pas à moi-même en lui faisant injustice ! »

Pourquoi donc ne pensons-nous pas ainsi, et croyons-nous, au contraire, qu’il y a dommage quand notre santé ou notre bourse baissent, mais qu’il n’y a pas dommage quand baisse notre façon de juger et de vouloir ? C’est que nous pouvons nous tromper ou commettre une injustice,

  1. C’est ici un point faible du stoïcisme. — L’honnêteté, ni la justice, ni l’amour, ne sont des dons fatals de la nature, comme le nez ou les oreilles. Nous recevons nos organes, nous faisons nos vertus et notre moralité.