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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

en danger sensible, je n’ai pas eu la force de rester auprès de la malade : je me suis enfui, je m’en suis allé bien loin, jusqu’à ce qu’on vînt m’annoncer qu’elle allait mieux. — Eh quoi ! penses-tu avoir bien agi ainsi ? – C’est ce que font tous les pères, ou du moins la plupart. – Je ne te dis pas que cela ne se fait point ; la question entre nous est de savoir si cela se fait bien. On dirait en effet, avec ce système, que les tumeurs elles-mêmes naissent pour le bien du corps, par cela seul qu’elles naissent ; et plus simplement que faire mal est conforme à la nature, parce que presque tous, ou du moins en majorité, nous faisons mal. Montre-moi donc comment ton action est conforme à la nature. — Je ne le puis, dit l’autre ; mais toi plutôt, montre-moi qu’elle n’est pas conforme à la nature, et qu’elle est mal. »

« Aimer ses enfants te paraît-il une chose bonne et conforme à la nature ? — Comment non ? — Mais quoi !... laisser là un enfant malade, et s’en aller après l’avoir laissé... est-ce là l’aimer ? Examinons-le... Est-ce que la mère n’aime pas son enfant ? — Elle l’aime certes. — Fallait-il donc ou non que la mère elle aussi quittât son enfant ? — Il ne le fallait pas. — Et la nourrice l’aime-t-elle. — Elle l’aime. — Elle aussi devait-elle donc la quitter ? — Non pas. — Et le précepteur de l’enfant, ne l’aime-t-il pas ? — Il l’aime. — Celui-ci aussi devait-il donc la laisser là et s’en aller, de façon que l’enfant serait restée seule et sans secours, grâce à la trop grande affection de ses parents et de ceux qui l’entourent ? Lui fallait-il mourir entre les bras de ceux qui ne l’aiment pas et qui ne s’intéressent pas à elle ? — A Dieu ne plaise ! — Continuons : Si tu étais malade, voudrais-tu donc que tes parents et les autres, et tes enfants eux-mêmes et ta femme t’aimassent de manière à te laisser là seul et dans l’abandon ? — Non pas. — Souhaiterais-tu d’être aimé par tes parents d’un amour tel que, précisément par suite de leur trop grande affection, ils te laissassent toujours seul dans les maladies ? Si cela n’est pas, il ne reste aucun moyen pour que ta conduite soit conforme à l’amour paternel. »