Page:Manuel d’Épictète, trad. Guyau, 1875.djvu/148

Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

rais à vous dire : « Ô hommes, attendez Dieu ! Quand il vous aura libérés de ce service, partez alors vers lui ; pour le moment, résignez-vous à demeurer à la place où il vous a mis. Court est le temps de votre séjour ici, et il est facile à supporter pour ceux qui pensent ainsi. Quel est en effet le tyran, quel est le voleur, quels sont les juges, qui soient encore à redouter pour ceux qui méprisent ainsi leur corps et tout ce qui lui appartient ? Demeurez ; et ne partez pas contrairement à la raison. »

Voilà ce que le maître devrait avoir à faire avec les jeunes gens d’un heureux naturel ! Maintenant, au contraire, qu’arrive-t-il ? Cadavre est le maître, et cadavre vous êtes. Quand vous vous êtes bien repus aujourd’hui, vous vous asseyez là pleurant, et vous demandant comment demain vous aurez de quoi manger. « Esclave ! si tu en as, tu en auras ; si tu n’en as pas, tu partiras. La porte est ouverte. Qu’as-tu à te lamenter ? » Cela dit, quel motif de pleurer a-t-on encore ? Quelle raison de flatter ? Qui donc commandera à celui qui pense ainsi ?

Comment Socrate se conduisait-il dans ces circonstances-là ? Comment, si ce n’est comme il convenait à un homme convaincu de sa parenté avec les dieux ? « Si vous me disiez, leur disait-il, nous te rendrons ta liberté, à la condition de ne plus tenir les discours que tu as tenus jusqu’ici, et de ne plus ennuyer nos jeunes gens ni nos vieillards ; » je vous répondrais : « Vous êtes ridicules ! Vous croyez que si votre général me plaçait à un poste, il me faudrait le garder, le conserver, et mieux aimer mourir mille fois que de le quitter ; et quand Dieu m’a assigné un poste et une façon de vivre, vous pensez qu’il me faut les abandonner ! » Voilà un homme qui était vraiment le parent des dieux ! Mais nous, nous raisonnons sur nous-mêmes comme si nous n’étions que des estomacs, des intestins ! Nous avons des craintes et des désirs ! Nous flattons ceux qui peuvent quelque chose à l’endroit des uns et des autres, et nous les redoutons en même temps.

Rufus, pour m’éprouver, avait coutume de me dire : « Il t’arrivera de ton maître ceci ou cela. » — « Rien qui ne soit dans la condition de l’homme,. » lui répondais-je. Et lui alors : « Qu’irais-je lui demander pour toi quand je puis tirer de toi de telles choses ? » C’est qu’en