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MANUEL D’ÉPICTÈTE.

suis plus disert, donc je suis meilleur. » Pour mieux raisonner, il faut dire : « Je suis plus riche que vous, donc mes richesses surpassent les vôtres ; je suis plus disert, donc mes discours surpassent les vôtres. » Mais toi, tu n’es ni richesses, ni discours.


XLV

ne pas juger la conduite d’autrui.


Quelqu’un se baigne de bonne heure[1]. Ne dis pas : « Il fait mal » ; mais dis : « C’est de bonne heure. » Quelqu’un boit beaucoup de vin. Ne dis pas : « Il fait mal ; » mais dis : « C’est beaucoup. » Car avant de connaître le motif de sa décision, d’où sais-tu s’il fait mal[2] ? Ainsi il ne t’arrivera pas de voir et de comprendre une chose, et de prononcer sur une autre[3].

  1. C’était un des abus de l’ancienne Rome que les bains à toute heure, même au sortir des repas : crudi tumidique lavantur, dit Horace.
  2. Nous ne pouvons, en effet, prononcer sur les intentions d’autrui, juger autrui. Nous pouvons, il est vrai, blâmer et punir toutes les actions qui lèsent notre droit ; mais quant à pénétrer dans la responsabilité intérieure de l’agent pour le juger lui-même, c’est impossible. Nous apprécions le fait matériel, comme le sage d’Épictète peut mesurer matériellement la quantité de vin absorbée ou constater l’heure prématurée du bain ; mais nous ne saurions connaître la pensée qui a produit le fait, la « pensée de derrière la tête ». Aussi l’individu est-il, au sens moral du mot, son seul juge ; et, dans tous les actes qui ne regardent pas la société ou le droit d’autrui, sa conscience propre doit être sa seule sanction.
  3. Sénèque (Epist. 68) : Non est quod inscribas tibi philosophiam. — Et ailleurs (20) : Illud te rogo alque hortor ut philosophiam in præcordia ima demittas, et experimentum tui profectus capias, non oratione, nec scripto, sed animi firmitate et cupiditatum diminutione. — Et ailleurs (16) : Philosophia non in verbis, sed in rebus est.