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gnanimité, montre-moi la voie, et j’amasserai. Mais si vous me demandez que je perde mes biens, mes biens propres, afin que vous, vous acquériez des choses qui ne sont même pas des biens, voyez vous-mêmes combien vous êtes injustes et imprudents[1]. Eh quoi ! qu’aimez-vous donc mieux, de l’argent ou d’un ami plein de fidélité et de pudeur ? À devenir tel aidez-moi plutôt, et ne me demandez point de rien faire par quoi je perdrais de tels biens[2].

IV — Mais, dis-tu, la patrie, pour ce qui me regarde, sera sans aide. — Encore une fois, quelle est cette aide dont tu parles ? Il est vrai qu’elle n’aura de toi ni portiques ni thermes ? Mais quoi ? Ce n’est pas non plus l’armurier qui lui fournit des chaussures, ni le cordonnier des armes. C’est assez que chacun remplisse son œuvre propre. Et si tu lui as préparé[3] quelque autre citoyen plein de foi et de pudeur, ne l’auras-tu servie en rien ? Loin de là. Ainsi donc toi-même tu n’auras pas été inutile à ta patrie[4] !

  1. « Injustes, » en demandant que le sage fasse le sacrifice de ses biens propres ; « imprudents, » en désirant comme des biens des choses qui n’en sont pas.
  2. Ce passage semble une allusion aux gens qui entendent l’amitié à la façon d’Épicure, et ne voient dans la possession d’un ami que la plus utile des possessions : on se lie par intérêt, pour recevoir, non pour donner. Il faut, disait Épicure, cultiver l’amitié comme on ensemence un champ, pour en avoir les produits. — Cependant Épicure lui-même, entraîné par un respect et un culte de l’amitié que ne semblait guère comporter sa doctrine, a dit dans une de ses maximes : « Il faut quelquefois mourir pour son ami. »
  3. Par ton enseignement et ton exemple. — Voir les Éclaircissements.
  4. « Toi-même, tu n’auras pas été inutile à la patrie : οὐδὲ συ ἀνωφελής. » La fonction du sage stoïcien, à vrai dire, est avant tout d’être utile à lui-même et à l’humanité : sa vraie patrie est le monde ; si donc il est utile à l’autre patrie, à celle où le hasard de la naissance l’a jeté, c’est par accident, par surcroît. Sa raison, qui est universelle, n’est-elle pas faite pour dépasser les bornes de sa cité ou de sa contrée ? — Sénèque, tout en déclarant comme Épictète que le monde est la commune patrie, voulait cependant que le sage s’occupât des affaires de son pays. En quoi il avait raison contre Épictète : car, pour se consacrer au