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la brèche aux buffles.

autrefois des aristocraties qui gouvernaient les peuples. Les majorités étaient plus ou moins soumises aux minorités. Le principe essentiel de ces gouvernements était donc la discipline. De nos jours, c’est la démocratie qui règne. Dans la pratique, cela veut dire le gouvernement des majorités, qui par parenthèse font même souvent sentir assez durement leur pouvoir aux minorités. Mais en théorie, cette forme de gouvernement tend à affranchir autant que possible les individus et à ne leur laisser de l’esprit de discipline que ce qui est strictement nécessaire pour que la société puisse subsister. Or, précisément au moment où cette évolution se fait dans les esprits, une évolution dans un sens diamétralement opposé a lieu dans l’industrie.

Autrefois, du temps des petits ateliers et des petits magasins, le besoin de la discipline s’y faisait à peine sentir. Ouvriers et employés étaient bien plutôt les camarades que les inférieurs de leurs patrons. De nos jours, dans une usine comme le Creuzot, qui emploie dix mille ouvriers, ou dans un magasin comme le Bon Marché, où il y a, je crois, trois mille employés, il faut de toute nécessité que ces ouvriers et ces employés soient astreints à une discipline aussi sévère que celle des soldats dans un régiment, ou des matelots sur un navire. Le succès ne peut s’acheter qu’à ce prix.

Ainsi, plus les mœurs tendent vers l’égalité, et plus les nécessités de la lutte pour la vie condamnent la plupart des hommes à passer toute leur existence sous le joug d’une discipline implacable. Il n’est pas facile de concilier des tendances aussi contradictoires. Pour y arriver dans la mesure du possible, on a imaginé de créer dans la vie une sorte de dualité. Autrefois, un ouvrier se considérait comme l’homme de son patron,