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la brèche aux buffles.

Ces deux grands hommes existent-ils encore ? C’est ce que j’ignore. Mais s’ils ne sont pas encore endormis dans la paix du Seigneur, qu’ils sachent que leur œuvre a pénétré jusque dans le grand désert du Dakota !


22 octobre. — J’ai eu, dans le temps, un serviteur qui, lorsqu’il entrait dans ma chambre le matin pour brosser mes habits, ne manquait pas de me toucher à l’épaule en me disant d’une voix discrète : « Monsieur le baron a encore une demi-heure à dormir ! »

Entre le génie et la bêtise, il n’y a souvent que le saut d’une puce, a dit un profond penseur. Beaucoup penseront que ce serviteur était un simple Calino ; j’estime, au contraire, qu’il était un sage, qu’il avait fait une étude approfondie des sensations de l’être humain et que, ayant reconnu combien sont doux ces moments de demi-sommeil qui précèdent le réveil complet, il tenait à me ménager cette jouissance avant l’instant où il savait qu’il me faudrait me lever.

Trop rares, beaucoup trop rares sont les jouissances de la jeunesse qu’on peut encore goûter dans l’âge mur ! Celle-là, heureusement, est du nombre. Aussi j’y tiens tout particulièrement. Ce n’est donc pas sans un mouvement de mauvaise humeur assez accentué que je me suis senti, ce matin, arraché de ce doux état par une sorte de cliquetis de castagnettes qui se faisait entendre au pied de mon lit. J’ai entr’ouvert un œil pour me rendre compte de ce qui me valait cette sérénade. François venait d’entrer dans ma chambre, courbé en deux dans une peau de bique, l’air tout grelottant et profondément malheureux. C’étaient ses dents qui, en s’entrechoquant, faisaient entendre ce tapage.