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la brèche aux buffles.

quille. En me rendant à l’écurie pour chercher mon cheval, après déjeuner, j’ai seulement aperçu, au coin d’une rue, trois chevaux sellés et bridés, qui broutaient comme ils le pouvaient, d’un air très ennuyé, l’herbe de la chaussée, s’arrêtant de temps en temps pour flairer leurs cavaliers étendus ivres morts par terre. Qu’étaient devenus les autres ? C’est ce que je ne saurais dire. Ils sont peut-être déjà en route pour retourner au ranch, ayant dépensé en une nuit les 30 ou 40 dollars qu’ils ont reçus hier.

Il y a une vingtaine d’années de cela. — Comme le temps passe, mon Dieu ! — J’étais à Cherbourg, embarqué sur un croiseur en armement pour les mers de Chine. J’étais officier de manœuvre, et naturellement je tâchais de me procurer les meilleurs gabiers que je pouvais trouver. Un jour, en allant au port, j’en rencontre un que je connaissais depuis longtemps. Il s’appelait Kermorvan.

— Kermorvan ! lui dis-je, mon garçon, tu fais juste mon affaire. Il faut que tu viennes avec moi. Tu seras chef de la grande-hune. Nous allons faire une campagne superbe ! Il y aura des parts de prise à ne savoir qu’en faire. Enfin tu verras !

— Ah ! tout de même, monsieur, cela me fait plaisir de vous voir. Je voudrais bien naviguer encore avec vous ; mais quand est-ce qu’il faudrait embarquer ?

— Nous appareillons dans quinze jours.

— Ah ! il n’y a pas moyen. Je rentre des mers du Sud, je viens de toucher 1 500 francs, je ne pourrai jamais les manger en quinze jours !

— Cependant j’aurais bien voulu t’avoir.

L’honnête Kermorvan avait l’air très perplexe. Tout à coup il fit un grand geste du bras.