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Pendant que M. Pichon expédiait sa friture dans la petite guinguette, les Gilbert dînaient tranquillement avec leur ami dans le salon particulier de l’hôtel du Coq de Bruyère.

Leur entrée à l’hôtel avait été signalée par un petit incident qui avait d’abord fait rire le capitaine Maulevrier, et qui ensuite lui donna à réfléchir.

Le propriétaire de l’hôtel avait pour père un ancien frotteur ; ce frotteur avait passé toute sa vie à détester les riches qui le faisaient vivre ; son seul désir était de passer ses dernières années sans rien faire, habillé de drap et chaussé d’escarpins vernis ; surtout il tenait à avoir un chapeau de haute forme, bien luisant, qu’il n’ôterait jamais devant personne, pour montrer aux gens qu’il les valait bien.

C’était chez lui une idée fixe ; le bonhomme devint monomane et perdit toutes ses pratiques.

Son fils, qui était garçon d’hôtel au Coq de Bruyère, se conduisit comme un homme de cœur. Ne pouvant ni surveiller ni recueillir son père, il trouva cependant moyen de le soustraire à l’Asile des aliénés, en le mettant en pension chez des braves gens de la campagne, qu’il connaissait.

Deux fois par mois, il allait passer avec lui sa journée de liberté, se privant de tout pour que le bonhomme eût la vie douce et facile. Dans des temps plus heureux, il avait acheté sur ses économies une obligation de la ville de Paris. Un beau jour, le numéro de cette obligation sortit au tirage de la salle Saint Jean, et le pauvre garçon d’hôtel se trouva subitement à la tête de cent cinquante mille francs.

Le bonhomme Picoreau, son patron, qui depuis longtemps méditait d’aller planter ses choux et tailler sa vigne dans sa jolie propriété de Saint-Avertin, lui accorda la main de sa fille et lui céda son hôtel.

Le premier soin du nouveau maître d’hôtel fut de rappeler son père, de l’installer dans une des plus jolies chambres de la maison, de le vêtir de drap fin, de le chausser d’escarpins vernis, et de le coiffer d’un chapeau de haute forme, le plus luisant qu’il put trouver.

Dès le matin, le bonhomme, après s’être rasé avec soin, descendait avec une des chaises de sa chambre, et s’installait sous