Page:Maman J. Girardin.pdf/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps défendu de lire les livres de Lucien, sous prétexte qu’il avait su jadis son Berquin par cœur, et que tous ces livres-là se ressemblaient.

Pour faire honneur à la dédicace, il lut le dernier.

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? lui demanda Mme Gilbert, quand il lui rapporta le volume.

— Ce que j’en pense ?

— Oui, dites-le-moi, je vous en prie.

— Je pense que c’est la littérature de la nouvelle génération. En bien des passages, il me semblait que je vous entendais parler. »

Décidément les vieux magistrats sont bien plus hardis que les vieux conducteurs. Que de réflexions M. Pichon avait gardées pour lui de peur de faire rougir Mme Gilbert. Le vieux magistrat, lui, n’avait jamais pitié d’elle.

Le régiment de chasseurs est revenu à Tours après avoir couru aux quatre coins de la France. Deux vieux lieutenants « sortis du rang » sont assis devant une petite table de café.

L’un des deux, celui qui a les cheveux et les moustaches gris de fer, dit à l’autre qui est chauve comme un œuf:

« Je l’ai vu, de mes propres yeux vu.

— Dans quel journal ? demande le lieutenant chauve, qui a été lancier, à l’époque où il y avait encore des lanciers.

— Dans l’Officiel, répond le lieutenant gris de fer. Et il crie d’une voix de commandement, sans se retourner : « Garçon ! l’Officiel ! »

Le garçon apporte l’Officiel, qui est attaché à une de ces planchettes terminées par un manche, où- les journaux ont l’air d’être mis au pilori.

« Lisez, » dit le lieutenant gris de fer, en désignant du bout de son index une des colonnes du Journal Officiel.

Pendant que l’autre lisait, le lieutenant gris de fer prit la carafe, et fit tomber de très haut un mince filet d’eau dans son absinthe.

« Général de division ! dit l’ex-lancier, peste ! il a bien marché !

— C’est qu’il avait de bonnes jambes, répondit sentencieusement le lieutenant gris de fer.

— Et vous dites que vous l’avez connu capitaine, au régiment ?

— Connu n’est pas le mot, je n’étais que brigadier et je ne faisais pas partie de son escadron, mais les autres brigadiers parlaient