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— Mais, répondit le capitaine en lui versant à boire, c’est sans doute parce qu’ils vont chercher leur vie à droite et à gauche, parce qu’ils ont besoin de prendre de l’exercice, parce qu’ils sont curieux de savoir ce qui se passe dans le monde. C’est pour cela, je suppose, qu’on les voit fouiller dans les tas d’ordures, courir après les voitures, ou se réunir à quatre ou cinq pour se raconter les cancans du jour.

— Vous y êtes, reprit Pichon, en regardant son amphitryon avec toute la bienveillance que pouvait exprimer son œil gauche, largement ouvert. Eh bien ! monsieur, les chiens de la Silleraye ne sortent pas »de chez eux parce qu’on les nourrit trop bien au logis ; ils deviennent lourds de corps et ne tiennent plus à courir, et lourds d’esprit, ce qui les empêche d’être curieux. Les chats, c’est la même chose, et les personnes aussi.

— Vraiment ?

— Je connais bien les gens d’ici, allez ! Voyez-vous, monsieur, la vie est trop bonne et trop douce et trop facile à la Silleraye, pour les bêtes et pour les gens. On y a tout pour rien, faute de débouchés. Quelquefois je me dis que je voudrais voir un bon chemin de fer qui leur ôterait les morceaux de la bouche, et les forcerait de se remuer un peu pour vivre. Et cependant, monsieur, ce ne serait pas mon intérêt, à moi, de voir établir un chemin de fer ; car les diligences seront remisées du coup et les conducteurs aussi. Il n’y a pas de mendiants ici, les gens de métier travaillent à la douce, sans se presser. Ils ont tous un jardinet derrière leur maison, ou au moins un petit coin de vigne sur le coteau. Chacun s’endort tranquillement sous sa vigne et sous son figuier, sans s’inquiéter de ce que fait le voisin. On se connaît de porte à porte, tout au plus ; mais il n’y a jamais ni réunions, ni assemblées, ni danses.

— C’est incroyable.

— C’est incroyable, mais c’est vrai. Les gens de la haute ville, tous rentiers, quelques-uns très riches, ne se voient pas plus entre eux que ceux de la basse ville ; ils ont des maisons trop commodes, de trop jolis jardins sur les remparts, en trop bon air, avec une trop belle vue. Pourquoi se dérangeraient-ils ? Vous, monsieur, qui êtes un homme instruit, décoré, vous vous dites peut-être: Voilà des idées de conducteur !… mais songez que depuis vingt ans je rumine ces choses-là dans ma tête pendant que je roule de Châ-