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d’un homme, et tout le monde le sentit aussi. On l’arma chevalier avant l’âge. Une fois chevalier, il fit graver sur sa cuirasse, à l’endroit du cœur, le mot « maman » entouré de rayons d’or, et sur son bouclier, que l’on appelait dans ce temps-là un écu, il fit peindre ses armoiries. Au-dessus du cimier il y avait une banderole où on lisait, en lettres d’or sur fond d’azur, ces seuls mots: « Nous trois ! » Nous trois ! c’est-à-dire, ma sœur, mon frère et moi. C’était son cri d’armes. À la guerre ou dans les tournois, aussitôt qu’il mettait sa lance en arrêt, il invoquait sa mère en disant tout bas: « Maman, maman ! » et tout haut il criait: « Nous trois ! nous trois ! »

Le pauvre petit trouvère avait commencé son récit d’une voix tremblante, à peine distincte ; à mesure qu’il avançait, sa voix prenait plus d’assurance, ses yeux brillaient, son geste devenait éloquent. C’était sa propre histoire qu’il racontait, non pas telle qu’elle était, mais telle qu’il aurait voulu qu’elle fût. Bien entendu, il ne rougissait pas d’être entré dans l’affection de Mme Gilbert par la porte de la pitié, il était heureux de tout lui devoir. Mais s’il avait été l’enfant fort et courageux de la légende qu’il venait de créer, il aurait bravé tous les périls et enduré toutes les angoisses et toutes les privations pour gagner une amitié si précieuse: voilà tout ce qu’il avait voulu dire.

Il faut qu’un récit soit bien insignifiant et bien monotone pour ne pas charmer un auditoire d’enfants ; or celui de Lucien était plein d’action, de vie et de mouvement. Mme Gilbert seule peut-être en comprit toute la portée, et elle éprouva une impression presque douloureuse en voyant une fois de plus combien le pauvre Lucien était précoce pour son âge.

Georges et Louise l’écoutèrent avec une admiration profonde. De temps en temps ils échangeaient de petits signes de tête avec Maurice et Nathalie, comme pour leur dire: « Comme il raconte bien ! » Au commencement du récit, Maurice et Nathalie répondirent à leurs signes par des hochements de tête très significatifs, mais, quand les évènements se précipitèrent, quand l’improvisateur se lança à travers les plaines et les montagnes et décrivit les passes d’armes merveilleuses de son héros, ils s’y lancèrent à sa suite, respirant à pleins poumons le grand air des montagnes et des plaines, et se sentant vivre d’une vie nouvelle au milieu du tumulte des