Page:Maman J. Girardin.pdf/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce que j’aurais dû faire moi-même. C’est une leçon qu’elle m’a donnée sans le vouloir, et dont j’espère bien profiter. J’ai su que vous permettiez à Lucien d’aller jouer avec ses enfants, et que par conséquent vous aviez de l’estime pour elle.

— De l’estime ! s’écria Mme de Servan avec une chaleur inaccoutumée, dites de l’affection, une affection profonde, je l’aime de tout mon cœur.

— Je suis dans les mêmes sentiments depuis que je l’ai vue et que je lui ai parlé. Sachant donc ce qu’elle était, et voyant que mes deux plus jeunes enfants commençaient à trouver la maison trop triste, j’ai résolu de m’adresser à Mme Gilbert ; j’ai passé par dessus toutes les règles de l’étiquette, j’ai rompu avec toutes les traditions, et je lui ai fait visite la première.

— Et vous avez bien fait, dit vivement Mme de Servan.

— Je l’ai suppliée, vous m’entendez bien, suppliée de permettre à mes enfants de venir jouer avec les siens et avec Lucien. Tout d’abord elle a paru surprise de ma démarche et embarrassée de ma demande ; mais, à mesure que je lui parlais à cœur ouvert, la glace fondait, et elle a bien voulu consentir. »

Lorsque deux personnes ont pris pour thème de leur conversation une troisième personne qui leur inspire une égale sympathie, c’est merveille de voir comme les mots leur viennent facilement et comme elles montrent, sans le savoir, ce qu’il y a de meilleur, de plus noble et de plus élevé en elles. Mme de Servan et la comtesse causèrent pendant près de deux heures. Quand elles se quittèrent, échangeant la plus cordiale poignée de main qui eût été échangée dans la haute ville depuis un temps immémorial, Mme de Servan en savait plus sur la comtesse et la comtesse sur Mme de Servan qu’elles n’en avaient appris en vingt ans de voisinage et de visites cérémonieuses et formalistes.

Ces dames, dans leur longue conversation, n’avaient formé aucun plan pour la réforme de la haute ville ; elles n’y avaient même pas songé. Mais ce qui vaut bien mieux, chacune d’elles trouva dans son cœur des sentiments nouveaux et des idées nouvelles, qui ne pouvaient manquer d’influer sur bien des existences.

Quand Mme de Minias rentra chez elle, elle raconta à son mari l’expédition qu’elle venait de faire. M. de Minias, pendant tout son récit, demeura plongé dans une grande perplexité. D’un côté, il