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Une demi-heure après avoir reçu ce poulet, écrit d’une grande écriture de gendarme, Mme Gilbert, le cœur un peu tremblant, sonna à la grille. Madeleine la conduisit jusqu’à l’antichambre et la livra au valet de pied, qui l’introduisit en présence de Mme de Servan.

Mme de Servan la reçut avec une froide politesse, et, de propos délibéré, lui laissa tout l’embarras de parler la première.

Si le cœur de Mme Gilbert battait bien fort, sa volonté était ferme et elle se fiait sur la droiture de ses intentions. Aussi, malgré le silence affecté de Mme de Servan, malgré ses grands airs et ses froncements de sourcils, elle dit ce qu’elle voulait dire, tout ce qu’elle voulait dire, et rien que ce qu’elle voulait dire.

« Si je vous comprends bien, dit Mme de Servan avec majesté, mon neveu a eu l’insigne honneur d’inspirer de la pitié à vous et à vos enfants ».

Elle eût mérité d’être fouettée rien que pour l’emphase hautaine avec laquelle elle prononça ces deux mots : « l’insigne honneur. »

« Je me serai mal expliquée, répondit Mme Gilbert avec douceur, j’aurais dû me faire mieux comprendre, et mieux marquer la différence qu’il y a entre la pitié qui peut être offensante, et la sympathie qui ne l’est jamais. »

Mme de Servan rapprocha brusquement son fauteuil de celui de Mme Gilbert.

« Chère madame, dit-elle en prenant les mains de la jeune femme, pardonnez-moi de vous avoir soumise à une épreuve. Je suis vieille, surtout je suis défiante, parce que j’ai éprouvé beaucoup de mécomptes dans ma vie ; mais il est impossible de ne pas reconnaître que vous être de notre monde. »

Par parenthèse, c’est un fait singulier que tous ceux qui connaissaient Mme Gilbert trouvaient qu’elle était de leur monde, ce qui tendrait à prouver qu’elle était à sa place partout. Mme Gilbert rougit de plaisir, non parce que l’autre lui faisait un compliment, mais parce qu’elle sentit qu’on lui accordait la permission de s’occuper du petit malade.

Mme de Servan reprit : « Je ne suis pas sentimentale, ou du moins il y a longtemps que je ne le suis plus, mais il m’est impossible de n’être pas touchée des sentiments que vous venez de m’exprimer. Et pourtant je ne veux pas vous en remercier, devinez pourquoi.