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LA FRANCE ILLUSTRÉE

gneurie étrangère ; la faculté de tester lui était interdite ; ses biens appartenaient à son maître s’il ne laissait pas d’enfants légitimes ; il était enfin attaché à la glèbe, c’est-à-dire qu’il ne pouvait transporter son domicile hors de la seigneurie sans la permission du seigneur, toujours intéressé à la lui refuser. C’est le rachat de ces servitudes que la bourgeoisie de Laon consentait à payer de son or, avant de le payer de son sang. Les articles principaux de la charte laonnaise avaient été copiés sur ceux de la charte de Beauvais, déjà conquise par les habitants de cette ville. Gaudri revint, put apprécier les heureux résultats du nouveau régime, la paix rétablie, l’aisance revenue ; sa colère et sa haine patientèrent quelque temps ; il tira même un certain parti de la renaissance du commerce et de l’industrie, en altérant les monnaies qu’il avait droit de frapper ; mais sa vengeance tendait à un autre but après avoir ramené à la solidarité de sa cause une partie des nobles et du clergé, il obtint de Louis le Gros la faveur d’une visite dans sa ville pendant la semaine sainte de 1112 ; il tenta la cupidité du prince par les offres les plus séduisantes. La bourgeoisie, prévenue, s’efforça de combattre avec des armes pareilles les manœuvres de l’évêque ; la liberté de la ville fut mise à l’encan. La bourgeoisie n’avait pu réunir que 400 livres pour obtenir du roi le maintien de sa charte ; Gaudri en offrit 700 pour que le monarque en décrétât l’abolition ; Louis ne sut pas résister à l’appât d’une somme si considérable pour cette époque, et, le jeudi saint, il signa l’arrêt qui replaçait la ville de Laon sous le joug discrétionnaire et implacable de son évêque. Le roi, honteux, était parti dans la nuit. Dès le lendemain, Gaudri se mit en mesure de recouvrer, par une taxe extraordinaire, l’argent qu’il avait versé dans le trésor royal ; la noblesse paraissait disposée à le seconder ; mais, dès que cette nouvelle se répandit, une vive fermentation se manifesta dans la ville, les boutiques furent fermées, toutes les transactions furent suspendues, la vie publique s’arrêta. Un homme alors surgit de la foule, l’histoire nous a gardé son nom : il s’appelait Teudegaut (M. Augustin Thierry, dans sa remarquable lettre XVI sur la commune de Laon, le nomme Thiégaud, serf de Saint-Vincent) ; il comprit tous les périls de la situation et ne recula devant aucun des moyens nécessaires pour en sortir pendant huit jours, il laissa gronder sourdement la tempête populaire, voyant l’évêque et ses partisans grouper leurs forces et appeler auprès d’eux, des campagnes et des châteaux environnants, des bandes nombreuses de soudards abrutis et de paysans égarés ; mais, de son côté, employant cette trêve à exalter le désespoir de ses concitoyens et à tracer le plan de l’insurrection.

Le jeudi 25 avril, à un signal convenu, les conjurés, réunis dans la cathédrale, descendent précipitamment ses degrés en poussant de grands cris et en marchant droit à la cour de l’évêché. C’était le quartier général de l’ennemi, que cette brusque et furieuse attaque déconcerte ; c’est en vain que Gaudri ranime par son exemple le courage de ses défenseurs, tout plie et se disperse devant les efforts des assaillants, l’évêque lui-même disparaît ; il avait pris les habits d’un de ses gens et était allé se cacher au fond d’un cellier. Le secret de sa retraite fut trahi : on le trouva blotti dans un tonneau, il en fut tiré par les cheveux, trainé dans le cloître des chanoines, et là, malgré ses supplications et ses promesses, il tomba frappé d’un coup de hache, qui lui fendit la tête.

Ceux qui s’étaient obstinés à défendre la cause de l’évêque Gaudri eurent leur part du châtiment ; toutefois, à la tombée du jour, la justice des défenseurs de la commune de Laon semblait satisfaite, leur victoire était assurée, quand tout à coup de sinistres lueurs embrasèrent l’horizon, la ville était en feu ; l’incendie, excité par un vent d’une violence extrême, semblait avoir plusieurs foyers sur des points éloignés les uns des autres ; dix églises, le palais épiscopal, le cloitre des chanoines et nombre de maisons particulières brûlaient à la fois. Cet événement fut-il un effet du hasard ou le résultat d’un calcul de Teudegaut, voulant, par les excès mêmes de la victoire, engager ses concitoyens plus irrévocablement dans la voie de la résistance, et pensant que la commune ne se fonderait d’une manière solide et durable que sur un terrain complètement déblayé ? Les documents nous manquent pour asseoir un jugement à cet égard ; mais, si la dernière supposition était fondée, il faudrait convenir que la logique du tribun reposait sur une appréciation inexacte du caractère des Laonnais. Dès le lendemain, en face des cadavres mutilés de leurs ennemis, sur les ruines fumantes des demeures de leurs oppresseurs, ils n’envisagèrent plus qu’en tremblant les conséquences de la lutte engagée et prirent frayeur de leur triomphe. Un fils du sire de Coucy, le comte Thomas de Marie,