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CXII
LA FRANCE ILLUSTRÉE

La franchise générale acquise par la cité se traduisait en privilèges spéciaux conférés à certaines classes d’habitants ; le besoin de conserver cette précieuse conquête rapprochait les individus isolés jusque-là, faisait comprendre les ressources de l’association, et en industrie constitua les corporations. Les corporations, dont le despotisme égoïste a mérité depuis de si graves et de si justes reproches, ont donc été une nécessité du temps, un progrès, un bienfait. Leur constitution est un des fruits de l’affranchissement de la commune. Nous le devons en grande partie aux croisades. D’un autre côté, ces lointaines expéditions, en jetant une multitude de Français sur la terre d’Orient, à travers l’Italie et la Grèce, ces contrées nos devancières en toutes choses, leur firent connaître des raffinements de civilisation inconnus aux peuples de l’Occident, et les initièrent à des usages, à des procédés, à des pratiques qu’ils rapportèrent dans leur patrie. L’industrie fut transformée. C’est à cette époque qu’on vit se former les premières manufactures de toiles à Laval, à Lille, à Cambrai. On commença à fabriquer des draps à Amiens, à Reims, à Arras, à Beauvais. On distille les vins, et du suc des fleurs on extrait des parfums dont les souvenirs d’Orient répandent l’usage. L’industrie enfin prend des développements tels, que déjà se fait sentir le besoin de la réglementer. Sous saint Louis, l’apprentissage est soumis à des règles précises ; les corporations s’appellent confréries, sont placées sous la protection d’un saint et gouvernées par un surveillant général.

Nous ne reprendrons pas ici l’histoire particulière de chacune des industries, qui, après tant d’alternatives de prospérité et de revers, font aujourd’hui la gloire et la richesse de la France ; nous renverrons nos lecteurs pour les renseignements spéciaux à nos notices sur les villes ou les départements qui représentent plus particulièrement chaque branche du travail national ; restant ici dans les généralités, nous mentionnerons seulement les phases principales par lesquelles a passé l’industrie française avant d’arriver au degré de force et d’éclat où nous la voyons aujourd’hui.

Les longues luttes contre l’Anglais, nos discordes civiles ajournèrent jusqu’à Louis XI la réalisation des espérances qu’on pouvait concevoir dès le règne de Philippe-Auguste. C’est précisément pendant cette période que nous voyons nos voisins des Flandres et des pays wallons prendre tant d’avance sur nous. Comme places de commerce, Dieppe, La Rochelle peuvent soutenir la comparaison avec Anvers ; mais, comme cités industrielles, nous n’avons rien à opposer à Gand, à Bruges, à Liège. Louis XI, sous lequel la monarchie commençait à se constituer, Louis XI, qui avait pu apprécier par lui-même tout ce que l’industrie peut fournir de ressources à des États de petite étendue et à des peuples faibles en nombre, s’appliqua à renouer les traditions interrompues ; il accorda des privilèges aux mineurs pour encourager l’exploitation des métaux, qui depuis plusieurs siècles était demeurée dans un complet état de langueur. On lui doit aussi la fondation de la fabrique de soie à Tours.

L’élégance de mœurs, les notions de luxe que dans le siècle suivant nos armées rapportèrent d’Italie auraient sans contredit activé l’élan qui venait d’être donné, si les déchirements intérieurs n’eussent pas une fois encore remis tout en question. Les guerres de religion, les persécutions qui les suivirent arrêtèrent tout progrès. C’était surtout parmi les populations industrielles que le protestantisme avait trouvé des adhérents ; beaucoup de vaincus préférèrent leur religion à leur patrie et portèrent dans les pays voisins leurs talents, leur activité et leurs richesses. Suisse, Allemagne, Hollande, Angleterre s’enrichirent de ce que nous perdions. Henri IV comprit sous ce rapport sa mission réparatrice ; mais le titre même des établissements qu’il encouragea prouve que notre industrie ne pouvait prétendre alors qu’à un rang secondaire et à un rôle d’imitation. C’est ainsi que nous voyons se fonder, grâce à la sollicitude royale, des manufactures de tapis façon de Perse, de glaces à l’instar de Venise, et de toiles dites de Hollande. Cette ère de véritable renaissance industrielle eût été plus féconde sans la prédilection trop exclusive de Sully pour l’agriculture. Les préventions du grand ministre prévalurent sous le règne suivant, et les seuls souvenirs industriels qui se rattachent à Louis XIII sont le perfectionnement des tissus tramés d’or et d’argent et la création d’une charge de surintendant de la navigation et du commerce. Ce que l’industrie n’avait pas trouvé dans Sully, un autre ministre, un autre grand homme vint bientôt le lui offrir. À de vives sympathies, à un dévouement éclairé, Colbert joignait une haute intelligence et un crédit puissant. Avant d’être employé dans les affaires publiques, Colbert avait été