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– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.

– Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suis malheureux je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui comme grisé.

– Ta tête n’est pas plus stupide que la mienne, mon pauvre Mattia, car je n’ai pas eu d’autres idées que les tiennes ; comme toi aussi j’ai été ébloui et grisé.

– Ah ! ah ! la vache du prince ! s’écria Mattia en pleurant, il est beau le prince !

Puis tout à coup se levant brusquement en gesticulant :

– Si mère Barberin était morte, et si l’affreux Barberin était vivant, s’il nous prenait notre vache, s’il te prenait toi-même ?

Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé, la porte sur nous.

Mais ce n’était pas seulement à nous que Mattia pensait, notre vache le préoccupait aussi.

– Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?

Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, et plus le temps marchait, plus nous nous désolions.