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SANS FAMILLE

Ce n’était pas là un pronostic très-rassurant ; mais nous n’y fîmes pas attention ; c’est plus tard que ces paroles me sont revenues et m’ont prouvé que dès ce moment le magister avait pleine conscience de notre position, et que s’il ne prévoyait pas, par le menu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter, au moins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notre sauvetage.

— Personne n’a plus de pain ? dit-il.

On ne répondit pas.

— Cela est fâcheux, continua-t-il.

— Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.

— Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et Carrory : le pain aurait été pour eux.

— Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous, dit Bergounhoux, ce n’est pas juste : nous sommes tous égaux devant la faim.

— Pour lors s’il y avait eu du pain nous nous serions fâchés. Vous aviez promis pourtant de m’obéir ; mais je vois que vous ne m’obéirez qu’après discussion et que si vous jugez que j’ai raison.

— Il aurait obéi !

— C’est-à-dire qu’il y aurait peut-être eu bataille. Eh bien ! il ne faut pas qu’il y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquer pourquoi le pain aurait été pour Rémi et pour Carrory. Ce n’est pas moi qui ai fait cette règle, c’est la loi : la loi qui a dit que quand plusieurs personnes mouraient dans un accident, c’était jusqu’à soixante ans la plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce qui revient à dire que Rémi et Carrory, par leur jeunesse, doivent opposer moins