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SANS FAMILLE

Il faut pour vivre de la vie souterraine, des qualités particulières que je n’avais pas ; il faut aimer le silence, la solitude, le recueillement. Il faut rester de longues heures, de longs jours l’esprit replié sur lui-même sans échanger une parole ou recevoir une distraction. Or j’étais très-mal doué de ce côté-là, ayant vécu de la vie vagabonde, toujours chantant et marchant ; je trouvais tristes et mélancoliques les heures pendant lesquelles je poussais mon wagon dans les galeries sombres, n’ayant d’autre lumière que celle de ma lampe, n’entendant d’autre bruit que le roulement lointain des bennes, le clapotement de l’eau dans les ruisseaux, et çà et là les coups de mine, qui en éclatant dans ce silence de mort, le rendaient plus lourd et plus lugubre encore.

Comme c’est déjà un travail de descendre dans la mine et d’en sortir, on y reste toute la journée de douze heures et l’on ne remonte pas pour prendre ses repas à la maison ; on mange sur le chantier.

À côté du chantier de l’oncle Gaspard j’avais pour voisin un rouleur qui, au lieu d’être un enfant comme moi et comme les autres rouleurs, était au contraire un vieux bonhomme à barbe blanche ; quand je parle de barbe blanche il faut entendre qu’elle l’était le dimanche, le jour du grand lavage, car pendant la semaine elle commençait par être grise le lundi pour devenir tout à fait noire le samedi. Enfin il avait près de soixante ans. Autrefois, au temps de sa jeunesse, il avait été boiseur, c’est-à-dire charpentier, chargé de poser et d’entretenir les bois qui forment les galeries ; mais dans un éboulement il avait eu trois doigts