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SANS FAMILLE

dans ce chemin frais ; il ne se promène plus maintenant que dans des chemins frais, c’est bon pour ses brûlures. Lui il sait trouver ces chemins, moi je ne sais pas ; voilà pourquoi je ne l’ai pas rencontré depuis six mois. Six mois, c’est long quand on s’aime. Six mois, six mois !

Elle se tourna vers les bâtiments de la mine et montrant avec une énergie sauvage les cheminées de la machine qui vomissaient des torrents de fumée :

— Travail sous terre, s’écria-t-elle, travail du diable ! enfer, rends-moi mon père, mon frère Jean, rends-moi Marius ; malédiction, malédiction !

Puis revenant à moi :

— Tu n’es pas du pays, n’est-ce pas ? ta peau de mouton, ton chapeau disent que tu viens de loin : va dans le cimetière, compte une, deux, trois, une, deux trois, tous morts dans la mine.

Alors saisissant son enfant et le pressant dans ses bras :

— Tu n’auras pas mon petit Pierre, jamais !… l’eau est douce, l’eau est fraîche. Où est le chemin ? Puisque tu ne sais pas, tu es donc aussi bête que les autres qui me rient au nez. Alors pourquoi me retiens-tu ? Marius m’attend.

Elle me tourna le dos et se mit à marcher à grands pas en sifflant son air gai.

Je compris que c’était une folle qui avait perdu son mari tué par une explosion de feu grisou, ce terrible danger, et à l’entrée de cette mine, dans ce paysage désolé, sous ce ciel noir, la rencontre de cette pauvre femme, folle de douleur, nous rendit tout tristes.