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SANS FAMILLE

où je m’embarquai, poursuivi par les gens de justice, qu’il s’élève à mi-côte dans un vallon, bien boisé malgré le voisinage de la mer. Bâti sur une sorte d’esplanade naturelle, il a la forme d’un cube, et il est flanqué d’une grosse tour ronde à chaque coin. Les deux façades, exposées au sud et à l’ouest, sont enguirlandées de glycines et de rosiers grimpants ; celles du nord et de l’est sont couvertes de lierre dont les troncs, gros comme le corps d’un homme à leur sortie de terre, attestent la vétusté, et il faut tous les soins vigilants des jardiniers pour que leur végétation envahissante ne cache point sous son vert manteau les arabesques et les rinceaux finement sculptés dans la pierre blanche du cadre et des meneaux des fenêtres. Un vaste parc l’entoure ; il est planté de vieux arbres que ni la serpe ni la hache n’ont jamais touchés, et il est arrosé de belles eaux limpides qui font ses gazons toujours verts. Dans une futaie de hêtres vénérables, des corneilles viennent percher chaque nuit, annonçant par leurs croassements le commencement et la fin du jour.

C’est ce vieux manoir de Milligan-Park que nous habitons en famille, ma mère, mon frère, ma femme et moi.

Depuis six mois que nous y sommes installés, j’ai passé bien des heures dans le chartrier où sont conservés les chartes, les titres de propriété, les papiers de la famille, penché sur une large table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; ce ne sont point cependant ces chartes ni ces papiers de famille que je consulte laborieusement, c’est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets en ordre.