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SANS FAMILLE

tenir rigueur de ce qui, en réalité, était un témoignage d’attachement et de tendresse. Il m’aimait, Mattia, et, ne pensant qu’à notre affection, il ne voulait pas qu’on nous séparât.

Si nous n’avions pas été obligés de gagner notre pain quotidien, j’aurais, malgré Mattia, continué de forcer le pas, mais il fallait jouer dans les gros villages qui se trouvaient sur notre route, et en attendant que mes riches parents eussent partagé avec nous leurs richesses, nous devions nous contenter des petits sous que nous ramassions difficilement çà et là, au hasard.

Nous mîmes donc plus de temps que je n’aurais voulu à nous rendre de la Creuse dans la Nièvre, c’est-à-dire de Chavanon à Dreuzy, en passant par Aubusson, Montluçon, Moulins et Decize.

D’ailleurs, en plus du pain quotidien, nous avions encore une autre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussi grosses que possible. Je n’avais pas oublié ce que mère Barberin m’avait dit quand elle m’avait assuré qu’avec toutes mes richesses je ne pourrais jamais la rendre plus heureuse que je ne l’avais fait avec ma pauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureuse comme l’avait été mère Barberin. Assurément je partagerais ma richesse avec Lise, cela ne faisait pas de doute, au moins pour moi, mais en attendant, mais avant que je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeau acheté avec l’argent que j’aurais gagné, — le cadeau de la pauvreté.

Ce fut une poupée que nous achetâmes à Decize et qui, par bonheur, coûtait moins cher qu’une vache.