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SANS FAMILLE

questionné ; il m’avait toujours répondu qu’il était comme à son ordinaire ; et ce ne fut que quand je lui dis que nous partirions dans trois jours qu’il m’avoua la cause de cette tristesse en me sautant au cou.

— Alors tu ne m’abandonneras pas ? s’écria-t-il.

Sur ce mot je lui allongeai une bonne bourrade, pour lui apprendre à douter de moi, et aussi un peu pour cacher l’émotion qui m’avait étreint le cœur en entendant ce cri d’amitié.

Car c’était l’amitié seule qui avait provoqué ce cri et non l’intérêt. Mattia n’avait pas besoin de moi pour gagner sa vie, il était parfaitement capable de la gagner tout seul.

À vrai dire même, il avait pour cela des qualités natives que je ne possédais pas au même degré que lui, il s’en fallait de beaucoup. D’abord il était bien plus apte que moi à jouer de tous les instruments, à chanter, à danser, à remplir tous les rôles. Et puis il savait encore bien mieux que moi engager « l’honorable société, » comme disait Vitalis, à mettre la main à la poche. Rien que par son sourire, ses yeux doux, ses dents blanches, son air ouvert, il touchait les cœurs les moins sensibles à la générosité, et sans rien demander il inspirait aux gens l’envie de donner ; on avait plaisir à lui faire plaisir. Cela était si vrai que, pendant sa courte expédition avec Capi, tandis que je me faisais rouleur, il avait trouvé le moyen d’amasser dix-huit francs, ce qui était une somme considérable.

Cent vingt-huit francs que nous avions en caisse et dix-huit francs gagnés par Mattia, cela faisait un total