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SANS FAMILLE

Oui, cela était grave de m’en aller tout seul par les grands chemins, je le sentais, je le voyais, et quand on avait, comme moi, pratiqué la vie errante, quand on avait passé des nuits comme celle où nos chiens avaient été dévorés par les loups, ou bien encore comme celle des carrières de Gentilly ; quand on avait souffert du froid et de la faim comme j’en avais souffert ; quand on s’était vu chassé de village en village, sans pouvoir gagner un sou, comme cela m’était arrivé pendant que Vitalis était en prison, on savait quels étaient les dangers et quelles étaient les misères de cette existence vagabonde, où ce n’est pas seulement le lendemain qui n’est jamais assuré, mais où c’est même l’heure présente qui est incertaine et précaire.

Mais si je renonçais à cette existence, je n’avais qu’une ressource et le père lui-même venait de me l’indiquer, — me placer ; et je ne voulais pas me placer. Cela était peut-être d’une fierté bien mal entendue dans ma position ; mais j’avais eu un maître à qui j’avais été vendu, et bien que celui-là eût été bon pour moi, je n’en voulais pas d’autre ; cela était chez moi une idée fixe.

Et puis ce qui était tout aussi décisif pour ma résolution, je ne pouvais renoncer à cette existence de liberté et de voyages sans manquer à ma promesse envers Étiennette, Alexis, Benjamin et Lise ; c’est-à-dire sans les abandonner. En réalité, Étiennette, Alexis et Benjamin pouvaient se passer de moi, ils s’écriraient ; mais Lise ! Lise ne savait pas écrire, la tante Catherine n’écrivait pas non plus. Lise resterait