Page:Malot - Sans famille, 1887, tome 1.djvu/66

Cette page a été validée par deux contributeurs.
58
SANS FAMILLE

qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait.

C’était la première fois que je faisais une pareille marche d’une seule traite et sans me reposer.

Mon maître s’avançait d’un grand pas régulier, portant Joli-Cœur sur son épaule ou sur son sac, et autour de lui les chiens trottinaient sans s’écarter.

De temps en temps Vitalis leur disait un mot d’amitié, tantôt en français, tantôt dans une langue que je ne connaissais pas.

Ni lui, ni eux ne paraissaient penser à la fatigue. Mais il n’en était pas de même pour moi. J’étais épuisé. La lassitude physique s’ajoutant au trouble moral, m’avait mis à bout de forces.

Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine à suivre mon maître. Cependant je n’osais pas demander à m’arrêter.

— Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel je t’achèterai des souliers.

Ce mot me rendit le courage.

En effet, des souliers avaient toujours été ce que j’avais le plus ardemment désiré. Le fils du maire et aussi le fils de l’aubergiste avaient des souliers, de sorte que le dimanche, quand ils arrivaient à la messe, ils glissaient sur les dalles sonores, tandis que nous autres paysans, avec nos sabots, nous faisions un tapage assourdissant.

— Ussel, c’est encore loin ?

— Voilà un cri du cœur, dit Vitalis en riant ; tu as donc bien envie d’avoir des souliers, mon garçon ? Eh bien ! je t’en promets avec des clous dessous. Et je te