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SANS FAMILLE

les familles nobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers, c’est quelquefois hériter d’une lourde responsabilité que naître la première. Madame Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et depuis ce jour Étiennette, qui avait alors deux années seulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère de famille. Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était sœur, et l’on avait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’une servante, et une servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savait bien qu’elle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais.

À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main, à travailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe du père avant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettre tout en ordre après le souper, à laver le linge des enfants au lavoir, à arroser l’été quand elle avait un instant de répit, à quitter son lit la nuit pour étendre les paillassons pendant l’hiver, quand la gelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait pas eu le temps d’être une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans, sa figure était triste et mélancolique comme celle d’une vieille fille de trente-cinq ans, cependant avec un rayon de douceur et de résignation.

Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais accroché ma harpe au clou qui m’avait été désigné, et que j’étais en train de raconter comment nous avions été