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SANS FAMILLE

— Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?

— On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime.

— Ce n’était pas ton enfant.

— Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément qu’il est tombé malade.

— Malade ?

— Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer ?

— Et quand il a été guéri ?

— C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le cœur. C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.

— Mais après ?

— Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là je pouvais bien attendre encore.

— Quel âge a-t-il présentement ?

— Huit ans.

— Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable : voilà ce qu’il y aura gagné.

— Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.

— Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ?

Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l’émotion me serrait à la gorge au point de m’étouffer.

Bientôt mère Barberin reprit :

— Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlé comme ça avant d’aller à Paris.