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SANS FAMILLE

preinte qu’elle a alors reçue et se la représente aujourd’hui avec tout son relief.

Nous avions couché dans un village assez misérable et nous en étions partis le matin, au jour naissant. Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s’étendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau, touché par une baguette magique, s’était subitement abaissé devant nous.

Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et au-delà de cette rivière les toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Quelques-unes plus hautes et plus étroites, élancées comme des colonnes, vomissaient des tourbillons de fumée noire qui, s’envolant au caprice de la brise, formait, au-dessus de la ville, un nuage de vapeur sombre. Sur la rivière, au milieu de son cours et le long d’une ligne de quais se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt, emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles et leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. On entendait des ronflements sourds, des bruits de ferraille et de chaudronnerie, des coups de marteaux et par-dessus tout le tapage produit par le roulement de nombreuses voitures qu’on voyait courir çà et là sur les quais.

— C’est Bordeaux, me dit Vitalis.

Pour un enfant, élevé comme moi, qui n’avait vu