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EN FAMILLE.

d’argent ; mais cela c’était l’avenir ; et ceux qui, aux trois quarts noyés, remontent à la surface de l’eau, n’ont pas pour première pensée de se demander comment ils souperont le soir et dîneront le lendemain.

Cependant après les premiers moments donnés au soulagement de la délivrance cette pensée du dîner s’imposa brutalement, sinon pour le soir même, en tout cas pour le lendemain et les jours suivants. Elle n’était pas assez enfant pour imaginer que la fièvre du chagrin la nourrirait toujours, et savait qu’on ne marche pas sans manger. En combinant son voyage elle n’avait compté pour rien les fatigues de la route, le froid des nuits et la chaleur du jour, tandis qu’elle comptait pour tout la nourriture que sa pièce de cinq francs lui assurait ; mais maintenant qu’on venait de lui prendre ses cinq francs et qu’il ne lui restait plus qu’un sou, comment achèterait-elle la livre de pain qu’il lui fallait chaque jour ? Que mangerait-elle ?

Instinctivement elle jeta un regard, de chaque côté de la route où dans les champs sous la lumière rasante du soleil couchant s’étalaient des cultures : des blés qui commençaient à fleurir, des betteraves qui verdoyaient, des oignons, des choux, des luzernes, des trèfles ; mais rien de tout cela ne se mangeait, et d’ailleurs alors même que ces champs eussent été plantés de melons mûrs ou de fraisiers chargés de fruits, à quoi cela lui eût-il servi ? elle ne pouvait pas plus étendre la main pour cueillir melons et fraises, qu’elle ne pouvait la tendre pour implorer la charité des passants ; ni voleuse, ni mendiante, vagabonde.

Ah ! comme elle eût voulu en rencontrer une aussi misé-