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EN FAMILLE.

« Enfin quel plaisir peut-il trouver à toutes ces histoires ? demanda Mombleux.

— Comment quel plaisir ! On est envieux, ou on ne l’est pas ; de même on est, ou l’on n’est pas ambitieux. Eh bien, il se rencontre qu’on est envieux et encore plus ambitieux. Parti de rien, c’est-à-dire d’ouvrier, on est devenu le second dans une maison qui à la tête de l’industrie française, fait plus de douze millions de bénéfices par an, et l’ambition vous est venue de passer du second rang au premier ; est-ce que cela ne s’est pas déjà produit, et n’a-t-on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs de maisons considérables ? Quand on a vu que les circonstances, les malheurs de famille, la maladie pouvaient un jour ou l’autre mettre le chef dans l’impossibilité de continuer à la diriger, on s’est arrangé pour se rendre indispensable, et s’imposer comme le seul qui fût de taille à porter ce fardeau écrasant. La meilleure méthode pour en arriver là n’était-elle pas de faire la conquête de celui qu’on espérait remplacer, en lui prouvant du matin au soir qu’on était d’une capacité, d’une force d’intelligence, d’une aptitude aux affaires au delà de l’ordinaire ? De là le besoin de savoir à l’avance ce qu’a dit le chef, ce qu’il a fait, ce qu’il pense, de manière à être toujours en accord parfait avec lui, et même de paraître le devancer : si bien que quand on dit : « Je suppose que vous voudriez bien manger du veau aux carottes », la réponse obligée soit : « Parfaitement. »

De nouveau ils se mirent à rire, et pendant que Zénobie changeait les assiettes pour le dessert ils gardèrent un silence prudent ; mais lorsqu’elle fut sortie, ils reprirent leur entretien comme s’ils n’admettaient pas que cette petite qui man-