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EN FAMILLE.

pensée engourdie, continuèrent son voyage d’exploration aux abords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyage qu’elle rêva, mais plutôt de festins : dans une cuisine haute et grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitons blancs, de tournure diabolique, s’empressait autour de tables immenses et d’un brasier infernal : les uns cassaient des œufs que d’autres battaient et qui montaient, montaient en mousse neigeuse ; et de tous ces œufs, ceux-ci gros comme des melons, ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien qu’ils semblaient avoir pour but d’arranger ces œufs de toutes les manières connues, sans en oublier une seule : à la coque, au fromage, au beurre noir, aux tomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettes variées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d’éclairs ; et à côté de ceux-là d’autres plus importants, et qui incontestablement étaient des chefs, mélangeaient d’autres œufs à des pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des pièces montées. Et chaque fois qu’elle se réveillait à moitié, elle se secouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que quand le sifflet de l’usine la réveilla, elle en était encore à suivre la préparation d’une crème au chocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur ses lèvres.

Et alors, quand la lucidité commença à se faire dans son esprit qui s’ouvrait, elle comprit que ce qui surtout l’avait frappée dans son voyage, ce n’était ni le charme, ni la beauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement les œufs de