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EN FAMILLE.

des usines, elle avait aperçu un bois dont la masse verte se détachait sur le ciel : là peut-être elle trouverait la solitude en cette journée du dimanche, et pourrait s’asseoir sans que personne fît attention à elle.

En effet il était désert, comme déserts aussi étaient les champs qui le bordaient, de sorte qu’à sa lisière, elle put s’allonger librement sur la mousse, ayant devant elle la vallée et tout le village qui en occupait le centre. Quoiqu’elle le connût bien par ce que son père lui en avait raconté, elle s’était un peu perdue dans le dédale des rues tournantes ; mais maintenant qu’elle le dominait, elle le retrouvait tel qu’elle se le représentait en le décrivant à sa mère pendant leurs longues routes, et aussi tel qu’elle le voyait dans les hallucinations de la faim comme une terre promise, en se demandant désespérément si elle pourrait jamais l’atteindre.

Et voilà qu’elle y était arrivée ; qu’elle l’avait étalé devant ses yeux ; que du doigt elle pouvait mettre chaque rue, chaque maison à sa place précise.

Quelle joie ! c’était vrai ; c’était vrai, ce Maraucourt dont elle avait tant de fois prononcé le nom comme une obsession, et que depuis son entrée en France elle avait cherché sur les bâches des voitures qui passaient ou celles des wagons arrêtés dans les gares, comme si elle avait besoin de le voir pour y croire ; ce n’était plus le pays du rêve, extravagant, vague ou insaisissable, mais celui de la réalité.

Droit devant elle, de l’autre côté du village, sur la pente opposée à celle où elle était assise se dressaient les bâtiments de l’usine, et à la couleur de leurs toits elle pouvait suivre