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EN FAMILLE.

sou qu’il prit sur son comptoir, mais au lieu d’allonger la main elle resta hésitante :

« Si vous vouliez m’en couper ? dit-elle, je ne tiens pas à ce qu’il soit frais.

— Alors tiens. »

Et il lui donna sans le peser un morceau de pain qui traînait là depuis deux ou trois jours.

Mais il importait peu qu’il fût plus ou moins rassis, la grande affaire était qu’il fût plus gros qu’un petit pain d’un sou, et en réalité il en valait au moins deux.

Aussitôt qu’elle l’eût entre les mains, sa bouche se remplit d’eau ; cependant quelque envie qu’elle en eût, elle ne voulut pas l’entamer avant d’être sortie du village. Cela fut vivement fait. Aussitôt qu’elle eut dépassé les dernières maisons, tirant son couteau de sa poche, elle dessina une croix sur sa miche de manière à la diviser en quatre morceaux égaux, et elle en coupa un qui devait faire son unique repas de cette journée ; les trois autres réservés pour les jours suivants, la conduiraient, calculait-elle, jusqu’aux environs d’Amiens, si petits qu’ils fussent.

C’était en traversant le village qu’elle avait fait ce calcul qui lui semblait d’une exécution aussi simple que facile, mais à peine eut-elle avalé une bouchée de son petit morceau de pain qu’elle sentit que les raisonnements les plus forts du monde n’ont aucune puissance sur la faim, pas plus que ce n’est sur ce qui doit ou ne doit pas se faire que se règlent nos besoins : elle avait faim, il fallait qu’elle mangeât, et ce fut gloutonnement qu’elle dévora son premier morceau en se disant qu’elle ne mangerait le second qu’à petites bouchées