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Sur le pont du Pacific, Léon regarde aussi la mer, mais il ne cherche rien à l’horizon ; que lui importe que tel navire soit ou ne soit pas en vue ; s’il promène les yeux çà et là, c’est en rêvant mélancoliquement.

Depuis longtemps il n’avait pas eu une heure de solitude et de liberté ; il avait été si bien pris, si étroitement enveloppé par Cara, qu’il avait peu à peu cessé de s’appartenir, pour lui appartenir à elle, n’ayant pas une pensée, une sensation, un sentiment qui lui fussent propres ou personnels, tous lui étaient suggérés par elle, ou tout au moins étaient partagés avec elle. On ne se dégage pas facilement d’une pareille absorption, on ne s’affranchit pas comme on veut d’une pareille servitude, car ce n’est pas seulement le corps qui se façonne par l’habitude, l’esprit et le cœur se modifient tout aussi aisément, tout aussi rapidement, et ce n’est pas du jour au lendemain qu’ils reprennent leur personnalisé : seul sur ce navire il ne sentait en lui qu’un vide douloureux, une tristesse vague, que l’ennui de la vie à bord et la monotonie du spectacle de la mer roulant continuellement une longue et grosse houle rendaient encore plus pesants. À qui parler ? L’oreille qui l’écoutait ordinairement ne pouvait l’entendre, les yeux dans lesquels il cherchait l’accord de sa pensée ne pouvaient lui répondre.

Mais peu à peu il se laissa gagner par le charme mélancolique du voyage, la monotonie même des choses qui l’entouraient le pénétra, la répétition régulière de ce qui se passait sous ses yeux lui offrit un certain intérêt, et de nouvelles habitudes vinrent insensiblement remplacer celles qui avaient été si brusquement rompues par son départ.