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intelligents, se croient en droit de l’estimer, quand ce n’est point de la régenter.

À ce mal, du reste, les poëtes, et les plus grands, ne sont nullement étrangers.

Voici.

Qu’un philosophe ambitionne la popularité, je l’en estime. Il ne ferme pas les mains sur la poignée de vérités radieuses qu’elles enserrent ; il les répand, et cela est juste qu’elles laissent un lumineux sillage à chacun de ses doigts. Mais qu’un poëte — un adorateur du beau inaccessible au vulgaire — ne se contente pas des suffrages du sanhédrin de l’art, cela m’irrite, et je ne le comprends pas.

L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate.

Et pourtant nous avons sous les yeux le contraire. On multiplie les éditions à bon marché des poëtes, et cela au consentement et au contentement des poëtes. Croyez-vous que vous y gagnerez de la gloire, ô rêveurs, ô lyriques ? Quand l’artiste seul avait votre livre, coûte que coûte, eût-il dû payer de son dernier liard la dernière de vos étoiles, vous aviez de vrais admirateurs. Et maintenant cette foule qui vous achète pour votre bon marché vous comprend-elle ? Déjà profanés par l’enseignement, une dernière barrière vous tenait au-dessus de ses désirs, — celle des sept francs à tirer de la bourse, — et vous culbutez cette barrière, imprudents ! Ô vos propres ennemis, pourquoi (plus encore par vos doctrines que par le prix de vos livres, qui ne dépend pas de vous seuls) encenser et prêcher vous-mêmes cette impiété, la vulgarisation de l’art ! Vous marcherez donc à côté de ceux qui, effaçant les notes mystérieuses de la musique, — cette idée se pavane par les rues, qu’on ne rie pas, — en ouvrent les arcanes à la cohue, ou de ces autres qui la propagent à tout prix dans les campagnes, contents que l’on joue faux, pourvu que l’on joue. Qu’arrivera-t-il un jour, le jour du châtiment ? Vous aussi, l’on vous enseignera comme ces grands martyrs, Homère, Lucrèce, Juvénal !

Vous penserez à Corneille, à Molière, à Racine, qui sont populaires et glorieux ? — Non, ils ne sont pas populaires : leur nom peut-être, leurs vers, cela est faux. La foule les a lus une fois, je le confesse, sans les comprendre. Mais qui les relit ? Les artistes seuls.

Et déjà vous êtes punis : il vous est arrivé d’avoir, parmi des œuvres adorables ou fulgurantes, laissé échapper quelques vers qui n’aient pas ce haut parfum de distinction suprême qui plane autour de vous. Et voilà ce que votre foule admirera. Vous serez désespérés de voir vos vrais chefs-d’œuvre accessibles aux seules âmes d’élite et négligés par ce vulgaire dont ils auraient dû être ignorés. Et s’il n’en était ainsi déjà, si la masse n’avait défloré ses poëmes, il est certain que les pièces auréolaires d’Hugo ne seraient pas Moïse ou Ma fille, va prier…, comme elle le proclame, mais le Faune ou Pleurs dans la nuit.

L’heure qui sonne est sérieuse : l’éducation se fait dans le peuple, de grandes doctrines vont se répandre. Faites que, s’il est une vulgarisation, ce soit celle du bien, non celle de l’art, et que vos efforts n’aboutissent pas — comme ils n’y ont pas tendu, je l’espère — à cette chose, grotesque si elle n’était triste pour l’artiste de race, le poëte ouvrier.

Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter.

Ô poëtes, vous avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux !

STÉPHANE MALLARMÉ.