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le fleuve. Son déplorable aspect met en fuite plusieurs; plus perspicace, le chef devine, en cette mendiante, une femme d’un rang élevé. « Es-tu la déesse de ces bois ou l’épouse du fleuve ? » Mais : « Homme vénérable, dis si tu vis marcher un guerrier aussi majestueux que le lion qui secoue sa crinière. Je te le nomme, Nala, roi, mon époux et le cherche nuit et jour. » Le chef de la troupe n’a rencontré que les fauves naturels à la forêt. La caravane, du reste, en route depuis longtemps, atteint le terme de la course. Tchédi, capitale des états du roi Soubahou; dont elle est proche. Damayantî se joint aux voyageurs. Un lac parfumé de lotus, on y campe le soir, parmi l’abondance de toute chose bonne à la vie, bois à se chauffer, sources à se désaltérer; le bétail paissait de grasses prairies, des femmes cueillant les fruits, des hommes visant le gibier. Soudain, la caravane endormie après le repas, un roulement de bruits et de heurts dans l’espace, qui n’est pas l’orage; ni les blocs déchirés d’une montagne s’écroulant du sommet à la base ! Apparaît un troupeau d’éléphants sauvages en chemin pour boire dans le lac : il a, de loin, humé la présence de frères captifs et, sur eux, se précipite, ivre de fureur et d’amour. Hommes, tous, et femmes leurs enfants à la mamelle, de fuir, engourdis, hagards, donnant du front dans les arbres ou précipités en des trous. Les chameaux affolés choquent leurs sacs de marchandises éventrés qui font pleuvoir les diamants : le feu, qui vient de prendre, achève le tumulte. La trompe haut dardée pour la soustraire aux flammes, fous, brûlés ou noircis, les éléphants, de leurs défenses, de leurs pieds, lacèrent et broient les hommes, les bêtes, les richesses, piétinent l’or et le sang. « Tout s’annonçait bien : d’où ce désastre ? » parlèrent, en se comptant, les quelques survivants : « Certainement, cette grande femme à l’œil égaré nous a jeté un sort : une Rackchasi ! Il faut la tuer à coups de pierre. » « Ils ont raison ! » s’écrie Damayantî, cachée derrière un arbre et, entendant ces menaces, elle se sauve comme se fuyant elle-même. «Je porte malheur à qui m’approche. Ma faute, laquelle ? pour être en butte à tant de maux. Subirais-je la vengeance des dieux que j’ai refusé de choisir pour épouser Nala ? » La fugitive arrive seule dans la ville de Tchédi. Les