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les vers de Théophile Gautier aux pieds de la Vénus éternelle. Bientôt une insensible transfiguration s’opère en moi, et la sensation de légèreté se fond peu à peu en une de perfection. Tout mon être spirituel, — le trésor profond des correspondances, l’accord intime des couleurs, le souvenir du rythme antérieur, et la science mystérieuse du Verbe, — est requis, et tout entier s’émeut, sous l’action de la rare poésie que j’invoque, avec un ensemble d’une si merveilleuse justesse que de ses jeux combinés résulte la seule lucidité. Maintenant qu’écrire ? Qu’écrire, puisque je n’ai pas voulu l’ivresse, qui m’apparaît grossière et comme une injure à ma béatitude ? (Qu’on s’en souvienne, je ne jouis pas, mais je vis dans la beauté.) Je ne saurais même louer ma lecture salvatrice, bien qu’à la vérité un grand hymne sorte de cet aveu, que sans elle j’eusse été incapable de garder un instant l’harmonie surnaturelle où je m’attarde : et quel autre adjuvant terrestre, violemment, par le choc du contraste ou par une excitation étrangère, ne détruirait pas un ineffable équilibre par lequel je me perds en la divinité ? Donc je n’ai plus qu’à me taire, — non que je me plaise dans une extase voisine de la passivité, mais parce que la voix humaine est ici une erreur, comme le lac, sous l’immobile azur que ne tache pas même la blanche lune des matins d’été, se contente de la refléter avec une muette admiration que troublerait brutalement un murmure de ravissement. Toutefois, — au bord de mes yeux calmes s’amasse une larme dont les diamants primitifs n’atteignent pas la noblesse; — est-ce un pleur d’exquise volupté ? Ou, peut-être, tout ce qu’il y avait de divin et d’extra-terrestre en moi a-t-il été appelé comme un parfum par cette lecture trop sublime ? De quelle source qu’elle naisse, je laisse cette larme, transparente comme mon rêve lucide, raconter qu’à la faveur de cette poésie, née d’elle-mcme et qui exista dans le répertoire éternel de l’idéal de tout temps, avant sa moderne émersion du cerveau de l’impeccable artiste, une âme dédaigneuse du banal coup d’aile d’un enthousiasme humain peut atteindre la plus haute cime de sérénité où nous ravisse la beauté.