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la raison nous apprend encore qu’elles ne peuvent être qu’inutiles ou nuisibles : inutiles, si le Philistin n’y prend garde; nuisibles, si, vexé d’une sottise qui est le lot de la majorité, il s’empare des poètes et grossit l’armée des faux admirateurs. — J’aime mieux le voir profane que profanateur. — Rappelons-nous que le poëte (qu’il rythme, chante, peigne, sculpte) n’est pas le niveau au-dessous duquel rampent les autres hommes; c’est la foule qui est le niveau, et il plane. Sérieusement avons-nous jamais vu dans la Bible que l’ange raillât l’homme, qui est sans ailes ? Il faudrait qu’on se crût un homme complet sans avoir lu un vers d’Hugo, comme on se croit un homme complet sans avoir déchiffré une note de Verdi, et qu’une des bases de l’instruction de tous ne fût pas un art, c’est-à-dire un mystère accessible à de rares individualités. La multitude y gagnerait ceci qu’elle ne dormirait plus sur Virgile des heures qu’elle dépenserait activement et dans un but pratique, et la poésie, cela qu’elle n’aurait plus l’ennui, — faible pour elle, il est vrai, l’immortelle,— d’entendre à ses pieds les abois d’une meute d’êtres qui, parce qu’ils sont savants, intelligents, se croient en droit de l’estimer, quand ce n’est point de la régenter. A ce mal, du reste, les poëtes, et les plus grands, ne sont nullement étrangers. Voici. Qu’un philosophe ambitionne la popularité, je l’en estime. Il ne ferme pas les mains sur la poignée de vérités radieuses qu’elles enserrent; il les répand, et cela est juste qu’elles laissent un lumineux sillage à chacun de ses doigts. Mais qu’un poëte, un adorateur du beau inaccessible au vulgaire, — ne se contente pas des suffrages du sanhédrin de l’art, cela m’irrite, et je ne le comprends pas. L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate. Et pourtant nous avons sous les yeux le contraire. On multiplie les éditions à bon marché des poëtes, et cela au consentement et au contentement des poëtes. Croyez-vous que vous y gagnerez de la gloire, ô rêveurs, ô lyriques ? Quand l’artiste seul avait votre livre, coûte que coûte, eût-il dû payer de son dernier liard la dernière de vos étoiles, vous aviez de vrais admirateurs. Et maintenant cette foule qui vous achète pour votre bon marché