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de ces informations fragmentaires, de descriptions de coutumes, de croyances et de règles de conduite suspendues pour ainsi dire en l’air ou, plutôt, menant une existence plate sur le papier et manquant totalement de la troisième dimension, qui est celle de la vie. C’est en contribuant à ce résultat, que l’anthropologie réussira à mettre fin à ces innombrables plaisanteries plates et stéréotypées qui visent à nous créer, à nous autres anthropologistes, une réputation de gens niais et à ridiculiser les sauvages. Je fais allusion à des propositions aussi absurdes que celles-ci, par exemple : « Chez les Brobdignaciens, lorsqu’un homme rencontre sa belle-mère, les deux en viennent aussitôt aux mains et chacun s’en va avec un œil poché » ; « lorsqu’un Brodiag rencontre un ours polaire, il s’enfuit et, parfois, l’ours le suit » ; « dans la vieille Calédonie, lorsqu’un indigène trouve par hasard une bouteille de whisky sur le bord d’une route, il la vide d’une seule traite, après quoi il se met à en chercher une autre » ; et ainsi de suite (je cite de mémoire, c’est-à-dire d’une façon approximative ; mais ces propositions sont tout à fait plausibles).

Il est facile de se moquer de ces propositions, mais c’est l’anthropologiste de plein air qui en est réellement responsable. Il n’existe guère de monographie qui expose les faits tels qu’ils se produisent dans la réalité, et non tels qu’ils se devraient produire ou tels qu’ils se produisent d’après ce qu’on a entendu raconter. La plupart des descriptions anciennes ont eu pour but d’étonner, d’amuser, de fournir des occasions de plaisanter aux dépens des sauvages, jusqu’à ce qu’on ait trouvé plus commode et facile de plaisanter aux dépens des anthropologistes. Ce qui intéressait le chroniqueur de jadis, c’était l’étrangeté d’une coutume, et nullement sa réalité. L’anthropologiste moderne, qui travaille avec l’aide d’un interprète, par la méthode des questions et réponses, ne peut à son tour recueillir que des opinions, des généralisations, des constatations banales. Il ne nous apporte aucune réalité, pour la simple raison que lui-même n’en a jamais vu aucune. Le ridicule qui s’attache à la plupart des travaux d’anthropologie vient du caractère artificiel de leurs constatations qui ne tiennent pas compte du contexte fourni par la vie. Le vrai problème consiste non à rechercher comment la vie se soumet à des règles — cette soumission n’existe pas, — mais comment les règles s’adaptent à la vie.