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nière analyse, de la loi et de l’ordre. Elle représente toujours une force de conservation et constitue réellement la principale source de la crainte salutaire du châtiment et le principal moyen de rétribution indispensable dans une société bien ordonnée. Aussi rien de plus pernicieux, parmi tous les moyens d’intervention des Européens dans la vie des peuples sauvages, que l’animosité acharnée avec laquelle missionnaires, planteurs et fonctionnaires poursuivent les sorciers[1]. L’application brutale, occasionnelle, antiscientifique de notre morale, de nos lois et de nos coutumes à des sociétés indigènes, la destruction de la législation indigène, du mécanisme quasi-légal et des instruments de pouvoir qui existent dans ces sociétés conduisent à l’anarchie et à l’atrophie morale et, à la longue, à l’extinction de la culture et de la race.

La sorcellerie, enfin, n’est exclusivement ni une méthode d’administration de la justice ni une forme de procédure criminelle. Elle est à la fois l’un et l’autre, et on ne s’en sert jamais en opposition directe à la loi, bien qu’assez souvent on s’en serve pour faire du tort à un homme faible, au profit de quelqu’un de plus puissant. Mais de quelque manière qu’elle fonctionne, elle est un moyen de maintenir le statu quo, de perpétuer les inégalités traditionnelles, et d’empêcher la formation de nouvelles inégalités. Puisque le conservatisme constitue l’élément le plus important dans une société primitive, la sorcellerie, à tout prendre, peut être considérée comme un facteur bienfaisant, d’une grande valeur pour la civilisation primitive.

Ces considérations montrent clairement combien il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre les applications quasi légales et les applications quasi-criminelles de la sorcellerie. L’aspect « criminel » de la loi dans les sociétés sauvages est beaucoup plus vague que son aspect « civil », l’idée de « justice », telle que nous la concevons, ne leur est guère applicable, et les moyens de rétablissement de l’équilibre tribal troublé sont lents et d’un maniement difficile.

Après nous être fait une idée de la criminologie trobriandaise

  1. Le sorcier est toujours un conservateur, un défenseur du vieil ordre tribal, des vieilles croyances et des pouvoirs établis. Aussi ne supporte-t-il pas les innovateurs et les destructeurs de sa Weltanschauung. En règle générale, il est l’ennemi naturel des blancs qui, pour cette raison, le haïssent.