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naturaliste ou de celui qui étudie les civilisations, la réalité suffisamment tragique, mystérieuse et pleine de questions, toutes les fois qu’on réfléchit à la somme totale des connaissances et qu’on se rend compte de leurs limites. Mais lorsqu’il a atteint un certain degré de maturité l’esprit ne s’attarde pas à la recherche d’accidents imprévus, de sensations isolées, de paysages inconnus dans le domaine de la réalité. Toute nouvelle découverte n’est pour lui qu’un pas de plus sur la route qu’il poursuit, tout principe nouveau ne sert qu’à élargir ou à déplacer notre vieil horizon.

L’anthropologie, science encore jeune, est aujourd’hui en voie de se libérer de l’obsession des intérêts pré-scientifiques, bien que certaines tentatives d’offrir des solutions à la fois extrêmement simples et sensationnelles de toutes les énigmes de la civilisation soient toujours entachées de grossière curiosité. En ce qui concerne l’étude de la législation primitive, la tendance saine se manifeste dans le fait qu’on en arrive peu à peu à reconnaître expressément que les civilisations primitives sont sous la dépendance, non de l’arbitraire, des passions ou d’accidents, mais de la tradition et du besoin d’ordre. Mais même alors on retrouve encore des traces de l’ancien amour du sensationnel, et cela notamment dans l’importance exagérée qu’on attribue à la justice criminelle, dans l’attention qu’on accorde aux violations de la loi et aux châtiments qu’elles entraînent. L’anthropologie moderne en est encore à n’étudier la législation que dans ces interventions singulières et sensationnelles, lorsqu’il s’agit, par exemple, de crimes sanglants, suivis de vendettas, de sorcellerie criminelle provoquant des représailles, d’inceste, d’adultère, de violation de tabous, etc. Dans tous ces actes et incidents l’anthropologie ne recherche pas seulement l’élément piquant et dramatique, mais espère encore découvrir certains traits inattendus, exotiques, étonnants de la législation primitive : solidarité transcendantale du groupe de parents, exclusive de tout sentiment égoïste, communisme juridique et économique, soumission à des lois tribales rigides et indifférenciées[1].

  1. À propos de la Mélanésie, M. Rivers parle d’un « sentiment de groupe, inhérent au système du clan, avec les pratiques communistes qui l’accompagnent », et il ajoute que, pour ces indigènes, le « principe : chacun pour soi, est absolument inintelligible » (Social Organization, p. 170). M. Sidney Hartland prétend que dans les sociétés sauvages « le même code, promulgué