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s’exposer à une perte, il le fait, tout comme n’importe quel homme d’affaires dans un pays civilisé. Lorsqu’on étudie de plus près l’ « automatisme moelleux » avec lequel les indigènes s’acquittent soi-disant de leurs obligations, en s’aperçoit que les transactions donnent toujours lieu à des frictions et à des récriminations et que les partenaires sont rarement contents l’un de l’autre. Mais, dans l’ensemble, on tient toujours à son partenaire et on cherche à s’acquitter de ses obligations, soit par intérêt bien compris, soit par ambition ou par sentiment social. Comparez le sauvage en chair et en os, toujours prêt à se soustraire à ses devoirs, vantard et plein de jactance lorsqu’il s’en est acquitté, au mannequin que décrivent les anthropologistes, qui suit servilement la coutume et obéit automatiquement à n’importe quelle règle. Il n’existe pas la moindre ressemblance entre l’un et l’autre. Nous commençons à nous rendre compte que le dogme de l’obéissance mécanique est fait pour cacher à l’anthropologiste de plein air un grand nombre de faits réellement importants de l’organisation juridique des peuples sauvages. Nous commençons à comprendre que les prescriptions de la loi, prescriptions qui ont un caractère obligatoire défini, sont nées de simples règles coutumières. Nous voyons également que la législation civile, qui se compose d’ordonnances positives, est beaucoup plus développée que le code des simples prohibitions et que ceux qui n’étudient que la législation criminelle des sauvages ne tiennent pas compte des phénomènes les plus importants de leur vie juridique.

Il est également évident que les règles que nous venons d’étudier, malgré leur caractère indiscutablement obligatoire, ne ressemblent en rien à des commandements religieux, lesquels sont imposés d’une façon absolue et auxquels on doit une obéissance rigide et intégrale. Les règles dont nous nous occupons sont essentiellement élastiques et adaptables aux circonstances, laissent une marge considérable qui leur enlève tout caractère absolu. Les faisceaux de poissons, les mesures de yams ou les paquets de taro ne peuvent être répartis qu’approximativement, et les quantités échangées varient naturellement avec les conditions plus ou moins favorables de la saison de pêche, avec l’abondance plus ou moins grande de la récolte. Toutes