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renseignements fournis par les indigènes à leurs hôtes sont sans grand intérêt. En fait, ils pourraient même être pour lui une source de sérieux malentendus. C’est ainsi qu’en entendant parler de l’émergence simultanée de la sœur et du frère, il pourrait se demander s’il ne faut pas voir là une allusion mythologique à l’inceste ; et, sinon, il se demanderait comment a pu se constituer le premier couple conjugal et qui a été le mari de la sœur. Le soupçon relatif à l’inceste serait tout à fait erroné, et pareille supposition serait de nature à présenter sous un faux jour les rapports spécifiques entre frère et sœur, celui-là étant le protecteur indispensable, celle-ci, non moins indispensable, étant responsable de la continuité de la lignée. Seule une connaissance parfaite des idées et institutions caractéristiques des sociétés de lignée maternelle permet de saisir toute la signification qu’on doit attacher à la mention des deux noms ancestraux et de comprendre pourquoi les indigènes y attachent tant d’importance. Si l’Européen s’avisait de s’enquérir qui pouvait bien être l’époux de la sœur et comment celle-ci en est arrivée à avoir des enfants, il ne manquerait pas, une fois de plus, de se trouver en présence d’un ensemble d’idées tout à fait étrangères, telles que l’insignifiance du rôle sociologique du père, l’absence de toute notion en rapport avec la procréation physiologique, et le système bizarre et compliqué du mariage, qui est une institution à la fois matriarcale et patrilocale[1].

L’importance sociologique de ces récits sur les origines ne serait manifeste que pour un Européen au courant des idées juridiques des indigènes, relatives à la citoyenneté locale, aux droits territoriaux, aux terrains de pêche et aux occupations locales. C’est que, conformément aux principes légaux de la tribu, tous ces droits constituent autant de monopoles de la communauté locale, dont la jouissance n’est réservée qu’à ceux qui descendent en droite ligne de la première femme-ancêtre.

  1. On trouvera un exposé complet de la psychologie et de la sociologie de la parenté et de la descendance dans mes articles : The Psychology of Sex and the Foundations of Kinship in Primitive Societies, Psycho-Analysis and Anthropology, Complex and myth in Mother-Right, parus dans la revue de psychologie « Psyche », octobre 1923, avril 1924 et janvier 1925. Le premier de ces articles a été repris plus tard dans mon ouvrage The father in Primitive Psychology (« Psyche Miniature », 1926).