Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute bonne foi, le conteur se proposant (et étant persuadé qu’il le fait) d’expliquer par des moyens concrets et intelligibles certaines idées abstraites ou des conceptions aussi vagues et difficiles que la Création, la Mort, les distinctions existant entre les races ou les espèces animales, les différentes occupations des hommes et des femmes ; les origines des rites et des coutumes, les objets naturels frappants ou les monuments préhistoriques ; la signification des noms de personnes et de lieux. Ces histoires sont quelquefois qualifiées d’étiologiques, leur destination étant d’expliquer pourquoi telles ou telles choses existent, tels ou tels faits se produisent[1]. »

Nous avons ici un raccourci de tout ce que la science moderne a de meilleur à dire sur le sujet qui nous intéresse. Mais nos Mélanésiens souscriront-ils à cette manière de voir ? Certainement non. Loin d’eux le désir d’ « expliquer », de rendre « intelligibles » les faits et événements dont parlent leurs mythes et, moins qu’autre chose, ils cherchent à expliquer ou à rendre intelligible une idée abstraite. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’exemple de ce genre, tant en Mélanésie que dans n’importe quelle autre communauté primitive. Les quelques idées abstraites que possèdent les sauvages reçoivent leur commentaire concret dans le mot même qui les exprime. En décrivant l’être par les verbes rester couché, assis, debout, en exprimant la cause et l’effet par des mots signifiant « fondation » et « passé reposant sur cette fondation », en cherchant à définir l’espace par différents substantifs concrets, bref pour autant qu’il se rattache à la réalité concrète, le mot rend une idée abstraite suffisamment « intelligible ». De même, aucun Trobriandais ou autre indigène ne souscrirait à l’opinion d’après laquelle « Création, Mort, distinctions entre races et entre espèces animales, les différentes occupations des hommes et des femmes » seraient « des conceptions vagues et difficiles ». Rien n’est plus familier à l’indigène que les différentes occupations des hommes et des femmes, et elles n’exigent aucune explication. Mais, tout en étant familières, ces différences sont parfois ennuyeuses, désagréables ou, tout au moins, gênantes ; aussi éprouve-t-on

  1. Notes and Queries on Anthropology, pp. 210 et 211.